Comment Tsipras coince l'Europe, financièrement

Par Hans-Werner Sinn  |   |  1233  mots
Les Grecs accumulent les réserves hors de leur pays, avec l'aide complice de la BCE: c'est elle qui finance, en fait, la fuite des capitaux hors de Grèce. Va-t-elle mettre fin à cette situation, dont joue le premier ministre grec, Alexis Tsipras? Par Hans-Werner Sinn, président de l'Ifo

Les spécialistes de la théorie des jeux savent pertinemment qu'un plan A n'est jamais suffisant. Il est toujours nécessaire d'élaborer et de pouvoir proposer un plan B crédible - qui, par sa menace, permet de faire avancer les négociations entourant le plan A. Il semble que le ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, soit expert en la matière. En effet, consacré « poids lourd » du gouvernement grec, Varoufakis travaille actuellement à la confection d'un plan B (une éventuelle sortie de la zone euro), tandis que le Premier ministre Alexis Tsipras se tient disponible dans le cadre du plan A (extension de l'accord de prêt intéressant la Grèce, et renégociation des modalités de renflouement du pays). Ainsi se retrouvent-ils en quelque sorte à jouer les rôles du « good cop, bad cop » - jusqu'à présent avec une grande réussite.

Le plan B se compose de deux éléments clés. Il revêt tout abord une composante de provocation pure et simple, destinée à échauffer l'esprit des citoyens grecs, afin d'attiser les tensions entre le pays et ses créanciers. On tente de persuader les citoyens grecs qu'en maintenant leur confiance dans le gouvernement, ils pourraient échapper à de grave injustices au cours de la période difficile qui suivrait une sortie de la zone euro.

Le gouvernement grec laisse s'opérer la fuite des capitaux

Deuxièmement, le gouvernement grec provoque parallèlement une hausse des coûts qu'engendrerait le plan B, en laissant s'opérer une fuite de capitaux de la part des citoyens. Dans un tel scénario, le gouvernement pourrait s'efforcer de contenir cette tendance au moyen d'une approche plus conciliante, ou de l'endiguer immédiatement grâce à l'introduction de contrôles sur les capitaux. Néanmoins, une telle démarche viendrait affaiblir sa position de négociation, ce qui est pour lui hors de question.

Cette fuite des capitaux ne signifie pas leur expatriation en termes nets, mais plutôt que les capitaux privés se changent en capitaux publics. Grosso modo, les citoyens grecs contractent des emprunts auprès des banques locales, prêts largement financés par la Banque centrale grecque, qui elle-même acquiert des fonds via le dispositif ELA de fourniture de liquidités d'urgence de la Banque centrale européenne. Ils transfèrent ensuite leur argent vers d'autres pays afin d'acheter des actifs étrangers (ou de rembourser leurs dettes), aspirant ainsi la liquidité des banques de leur pays.

Les autres banques centrales contraintes d'imprimer de nouveaux billets...

Les autres banques centrales de la zone euro sont ainsi contraintes d'imprimer de nouveaux billets afin que soient honorés les ordres de paiement des citoyens grecs, conférant alors à la Banque centrale grecque un crédit par découvert, tel que mesuré par les fameuses dettes TARGET. Aux mois de janvier et février, les dettes TARGET de la Grèce ont augmenté de presque 1 milliard d'euros par jour, en raison d'une fuite des capitaux des citoyens grecs et des investisseurs étrangers. Fin avril, ces dettes atteignaient 99 milliards d'euros.

...et qui perdraient leurs créances en cas de sortie de la Grèce de la zone euro

Une sortie de la Grèce ne viendrait pas affecter les comptes dont ses citoyens disposent dans d'autres États de la zone euro - et encore moins faire perdre aux Grecs les actifs dont ils ont fait l'achat grâce à ces comptes. En revanche, une telle sortie aboutirait à ce que les banques centrales de ces États se retrouvent coincées avec les créances TARGET, libellées en euro, des citoyens grecs vis-à-vis de la Banque centrale de Grèce, qui pour sa part détiendrait des actifs libellés exclusivement dans une drachme fraichement rétablie. Étant donné l'inévitable dévaluation de cette nouvelle monnaie, et sachant que le gouvernement grec n'est pas tenu de parer à la dette se sa banque centrale, il est quasiment certain qu'un défaut viendrait priver les autres banques centrales de leurs créances.

Tsipras renforce ainsi sa position de négociation

Une situation similaire survient lorsque les citoyens grecs retirent des espèces sur leurs comptes pour ensuite les stocker dans des valises ou les emporter à l'étranger. Si la Grèce venait à abandonner l'euro, une part substantielle de ces fonds - dont le total atteignait 43 milliards d'euros à la fin du mois d'avril - se déverserait alors dans le reste de la zone euro, que ce soit vers l'achat de biens et actifs ou vers le remboursement de dettes, ce qui entraînerait une perte nette pour les membres demeurant dans l'union monétaire.

Tout ceci vient considérablement renforcer la position de négociation du gouvernement grec. Il n'est donc pas étonnant que Varoufakis et Tsipras jouent la montre, en refusant de présenter un ensemble de propositions de réformes significatives.

La responsabilité de la BCE

La BCE partage une importante responsabilité dans cette situation. En échouant a rassembler au Conseil de la BCE les deux tiers de majorité nécessaires pour limiter la stratégie de self-service de la Banque centrale grecque, elle a permis la création de plus de 80 milliards d'euros de liquidités d'urgence, qui excèdent les quelque 41 milliards d'euros d'actifs recouvrables dont dispose la Banque centrale grecque. Les banques de Grèce étant ainsi certaines de bénéficier des fonds nécessaires, le gouvernement n'a pas eu à mettre en place de contrôles sur les capitaux.

La rumeur voudrait que la BCE s'apprête à réajuster son approche - et cela très prochainement. L'institution est consciente que l'argument selon lequel les prêts ELA sont garantis s'érode peu à peu, puisque dans bien des cas cette garantie présente une notation inferieure à BBB-, en dessous de la catégorie investissement.

Si la BCE décidait enfin d'admettre l'impasse, et de retirer le filet de sécurité qui sous-tend la liquidité de la Grèce, le gouvernement grec serait alors contraint de commencer à négocier sérieusement, puisqu'il n'aurait aucun intérêt à attendre plus longtemps. Pour autant, le stock d'argent envoyé à l'étranger et détenu en liquidités ayant d'ores et déjà explosé jusqu'à 79 % du PIB, sa position demeurerait solide.

Autrement dit, en grande partie grâce à la BCE, le gouvernement grec serait en mesure d'obtenir une issue plus favorable - notamment accroissement de l'aide financière et réduction des exigences de réforme - que jamais auparavant. Une large part des ressources acquises, mesurées selon les soldes TARGET, ainsi que des liquidités imprimées, se changerait ainsi en un véritable cadeau de dotations vers un avenir d'indépendance.

Beaucoup en Europe semblent considérer Varoufakis, spécialiste de la théorie des jeux mais en même temps néophyte sur le plan politique, comme incapable d'exploiter les cartes que joue la Grèce. Ceux-là feraient bien d'y réfléchir davantage - avant que la Grèce ne s'en aille avec la mise.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

Hans-Werner Sinn, professeur d'économie et de finances publiques à l'Université de Munich, est président de l'Ifo Institute for Economic Research, et membre du Conseil consultatif du ministre allemand de l'économie. Il est l'auteur d'un récent ouvrage intitulé The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets, and Beliefs.

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