Crises et crise des mots

Par Hélène Faure, Bertrand Bénichou, Florence Loncq, Benjamin Djiane(*)  |   |  879  mots
On ne parle plus d'« avenir » mais du « monde d'après ». Comme pour dire la rupture entre un « avant » et un « après » irréconciliables. Mais cette projection dans le monde d'après ne dit, au fond, rien d'autre que nos points de vue individuels sur le « monde d'avant »... [Illustration : coucher de soleil le 29 juin 2011, au 4e jour d'un gigantesque incendie près de l'une des principales usines de production d'armes nucléaires des État-Unis, à Los Alamos.] (Crédits : Reuters)
OPINION. Les crises peuvent devenir aussi des crises du langage. On peine à se doter de mots, d'expressions appropriées. Ainsi, on ne parle plus de "l'avenir" mais du "monde d'après", comme pour dire la rupture entre un "avant" et un "après" irréconciliables, mais aussi pour lire le présent comme un moment charnière, historique, "catastrophique" dans son sens étymologique de renversement. Par Benjamin Djiane, Hélène Faure, Florence Loncq, Bertrand Bénichou(*).

Les crises - le coronavirus ne fait pas exception - s'accompagnent d'une surenchère de mots. Un phénomène que les chaînes d'information et les réseaux sociaux ont largement amplifié. Il faut décrire, expliquer, regretter les causes, s'alarmer des conséquences, exprimer sa solidarité, et aussi, bien sûr, rassurer, voire se rassurer soi-même... Les occasions de s'exprimer sont infinies.

Cette surenchère est quantitative (on parle beaucoup), avant d'être qualitative (on dit souvent la même chose). Si bien que les crises peuvent devenir aussi des crises du langage. On peine à se doter de mots, d'expressions appropriées. C'est vrai pour la prise de parole politique. Vrai également pour l'expression managériale, avec d'ailleurs une porosité croissante entre ces deux domaines : le président de la République s'exprime comme un président-directeur général, et inversement.

Extension du domaine de la résilience

Depuis quelques semaines, nous avons ainsi vu le concept de « résilience » prendre une nouvelle vigueur. Déjà mis à toutes les sauces, il s'est enrichi de champs nouveaux : la résilience est dorénavant « alimentaire », « hospitalière », « scolaire »... Quel succès pour ce terme dont la généalogie nous emmène vers la physique des matériaux - la résilience, c'est d'abord la capacité d'un métal à revenir à son état initial après une pression ou un impact.

Ce long voyage est-il heureux ? Pas vraiment... Quand un dirigeant parle de « résilience globale des activités », ne pourrait-il pas dire plus simplement « nous avons fait face » ? Et surtout, la résilience signifie : revenir au statu quo. Or, voulons-nous revenir à la situation antérieure, qui a permis la crise ? Cette volonté de s'accrocher au révolu n'est-elle pas incompatible avec l'envie de dessiner un avenir meilleur ?

Le « monde d'après » a-t-il fait disparaître « l'avenir » ?

Mais d'« avenir », il n'est plus question. C'est désormais le « monde d'après ». Cette expression, entrée dans nos vocables depuis quelques semaines, dit la rupture entre un « avant » et un « après » irréconciliables.

Le monde d'après invite d'emblée à lire le présent comme un moment charnière, historique, catastrophique dans son sens étymologique de renversement. Et n'est-ce pas précisément cette charge dramatique qui nous conduit à user - abuser - de l'expression ? L'efficacité de la formule n'est sans doute pas étrangère à son succès.

Quant à ce monde d'après, que nous essayons de décrire et d'imaginer, n'est-il pas en réalité fondamentalement insaisissable ? Cette projection dans le monde d'après, si elle trahit une espérance collective, ne dit au fond rien d'autre que nos points de vue individuels sur le « monde d'avant », ses défauts, et la manière dont nous voudrions les corriger.

De crise sanitaire en crise de vacuité idéelle

La synthèse entre le passé de la « résilience » et l'avenir du « monde d'après » tient dans cet impératif : « se réinventer », c'est-à-dire faire évoluer l'existant - un verbe utilisé d'abord dans l'industrie, puis dans les domaines du marketing et du développement personnel. Pourquoi ce besoin de « se réinventer » ? Parce que tous, nous voudrions que cette crise ait servi à quelque chose. Et donc, puisqu'on n'est pas libres de nos mouvements, on se tourne vers l'introspection - on ne réinvente pas, on SE réinvente : qui sommes-nous, que voulons-nous être ?

Voilà nos questionnements avec cette spécificité de la situation actuelle : là où une guerre, un crash bousier orientent la réinvention qui leur succède - un modèle géopolitique, économique a failli, il faut reconstruire - nous sommes face aujourd'hui à un phénomène sanitaire... Et donc, se réinventer, d'accord, mais comment ?

C'est là que ce terme est pratique, qui désigne la forme, mais pas le fond : on sait qu'on veut se renouveler - mais on ne sait pas à quoi, au juste, ce renouvellement doit ressembler.

Des tics langagiers pour se rassurer, voire donner le change

Alors, pourquoi cet emploi unanime des mots ? On peut y voir notre incapacité - pire, notre paresse collective - à nous « réinventer ». Les tics langagiers traduisent également une volonté d'appartenance, de maîtrise des codes. Mais surtout, ils nous réconfortent. On dit tous la même chose, donc on vit tous la même chose. Or, la crise réveille ce besoin de collectif. Les mots nous permettent d'appréhender cette nouvelle réalité qu'on ne comprend pas encore, de nous la rendre familière.

D'autres mots, plus personnels, le permettraient toutefois tout autant. Et sous la technicité des expressions se cachent souvent des émotions tues... Or on n'écrit pas un beau discours, un beau texte parce qu'on utilise de jolies formules, mais parce qu'on fait cet effort d'identifier ce qui touche au plus juste à notre expérience intime pour nous apercevoir, en la nommant, qu'elle est universelle. Astreignons-nous donc, toujours, à mobiliser des mots simples, sincères, incarnés - c'est le plus souvent comme cela que nous dirons des choses vraies.

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LES AUTEURS

(*) Benjamin Djiane a été la plume de Manuel Valls, Hélène Faure est scénariste, Florence Loncq a été consultante en communication éditoriale, Bertrand Bénichou est spécialisé dans les prises de parole managériales.