De Joseph Aloïs Schumpeter aux Français  : quel avenir pour le capitalisme libéral  ?

Par André Yché  |   |  1406  mots
OPINION. André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat, se prête à l'exercice de la « Lettre d’outre-tombe ».

Je vous l'avais bien dit ! Je reconnais bien volontiers l'apport plus ou moins important des quelques économistes, ou réputés tels, que la commune renommée se plait à ranger à mes côtés dans la « cour des grands » : mon ami Keynes, ou même Alvin Hansen dont la relative notoriété tient pour beaucoup aux fonctions qu'il a exercées auprès des Présidents Roosevelt et Truman, qui auraient gagné à mieux s'entourer alors que mes travaux me laissaient quelques loisirs ; mais j'avoue que sur une question importante, celle de l'hypothèse de « stagnation séculaire », il se peut bien qu'il ait eu raison, contre moi. Cette circonstance est suffisamment exceptionnelle pour mériter d'être soulignée.

Toutefois, en dépit de tous mes efforts d'objectivité et de modestie, force est de constater que ma contribution au progrès de la théorie économique est d'une tout autre ampleur, car je suis incontestablement le premier et, à ma connaissance, le seul, à avoir su intégrer la dimension institutionnelle, sociale et même politique dans les déterminants de l'évolution économique. En d'autres termes, j'ai transformé la matière économique, qui n'était pour mes collègues qu'une discipline comptable, en sciences sociales.

Et si, depuis quelques décennies, je m'intéresse de plus en plus au cas de votre pays, c'est qu'il me paraît illustrer parfaitement l'ensemble de mon cheminement intellectuel et, tout particulièrement, l'aboutissement développé dans mon dernier ouvrage « Capitalisme, socialisme et démocratie ». Trêve des préliminaires : pour vous convaincre, entrons de concert dans le vif du sujet.

Mes premiers travaux furent consacrés à ce qui, dans l'Entre-Deux-Guerres, était un grand sujet de préoccupation : les cycles économiques qui, depuis le début du XIX° siècle, frappaient de plus en plus durement les sociétés modernes, non pas au rythme, bien connu, des crises climatiques et agricoles, mais selon les règles mystérieuses de l'industrie et de la finance.

Pour nous en tenir à l'essentiel, l'idée d'une récurrence cyclique des périodes de croissance économique suivies de crises et de récessions est due à Clément Juglar qui identifie un cycle de 7 à 10 ans qui dicte son rythme à l'évolution économique, à partir de la grande crise de 1825 qui ébranle l'économie anglaise, mal remise des guerres napoléoniennes. L'origine réside, selon lui, dans une forme de « respiration » du crédit, excessif en période d'expansion et de hausse des prix, générant un mouvement inflationniste qui inquiète les marchés et les banques qui resserrent alors exagérément leurs conditions de prêt et suscitent ainsi une crise qui assainit l'économie en éliminant les « canards boiteux », avant de permettre à la croissance de redémarrer.

Explication séduisante, mais simpliste, qui ne justifiait en rien la « longue stagnation » entre 1873 et 1896 qui atteint successivement les économies développées, tant en Europe qu'aux États-Unis.

De telle sorte que me vint l'idée de coupler ce « cycle du crédit » à un autre mouvement cyclique de l'économie réelle provoqué par des vagues d'innovations survenant tous les demi-siècles : la première révolution industrielle, autour de la machine à vapeur ; la suivante, avec l'électricité et la chimie ; puis l'atome et les technologies de l'information, etc.

Je reprenais ainsi une idée formulée par un Russe, Kondratieff, qui contredisait tellement le discours idéologique stalinien sur l' « Homme nouveau » et sur la construction d'un monde idéal que Staline l'avait envoyé mourir en Sibérie ; mais je l'enrichissais en énonçant le thème d'un cycle d' « innovations en grappes » et je substituais à la vieille idée des économistes classiques d'un équilibre statique, celle d'un processus dynamique de balancement entre phases de croissance et de dépression, entrecoupées de périodes d'adaptation, c'est-à-dire de crises : il en résultait que le véritable ressort du capitalisme était celui de la « destruction créatrice » des technologies et productions obsolètes par de nouveaux produits et par de nouveaux « modus operandi ».

D'autres théories du cycle ont proliféré à cette époque ; notamment celle d'un cycle court de deux à trois années, dit « de Kitchin », lié au processus de stockage / déstockage de biens intermédiaires et de produits commerciaux : le seul à s'intéresser vraiment à ce concept fut Harry Truman que sa véritable profession de marchand de chaussures prédisposait à cette conception de l'économie !

C'est ainsi que j'ai présenté sous un jour nouveau la « grande stagnation » de 1873-1896, en l'expliquant par une combinaison des cycles Juglar et Kondratieff, ce qui constituait la première explication crédible de cette période. J'expliquais ainsi les phénomènes de rechute après reprise (« Double Dip »), provoqués, comme en 1937 aux États-Unis, par un resserrement brutal du crédit destiné à combattre un pic inflationniste. Tout ceci ne vous rappelle-t-il rien, dans l'actualité économique de votre époque ? Toutefois, je n'étais pas complètement satisfait par la distinction théorique que m'imposait mon propre raisonnement entre équilibre statique et dynamique économique, et les limites de mon approche sont apparues lors du débat qui m'a opposé dans les Années Trente à Alvin Hansen et aux frères Sweezy qui travaillaient en famille, ce qui eut été une bonne idée si la fratrie avait été plus nombreuse !

Bref, le débat, inspiré bien sûr par mon seul rival et ami, Lord Keynes, et docilement endossé par Alvin, portait sur le risque d'une stagnation séculaire, suscitée par l'attrition progressive des opportunités d'investissement rentable.

Je combattais et venais à bout de cette conception d'un retour à l'économie stationnaire en théorisant le rôle de l'entrepreneur dans une conception du capitalisme fondée sur la dynamique de la « destruction créatrice » et les « Trente Glorieuses » me donnèrent raison, sans me permettre de lever tout à fait, cependant, mes doutes personnels sur mes propres conclusions. Mais il arrive souvent que l'adhésion du plus grand nombre emporte la conviction apparente du prophète éclairé et dubitatif... Ce qui, néanmoins, me conduisit à réfléchir plus avant...

Au cours de mes travaux relatifs à la « longue stagnation », j'avais noté une dimension importante de la crise qui consistait dans le décalage temporel entre les différentes économies nationales, s'agissant des phases de crise et de récession, et j'en avais déduit l'importance des facteurs institutionnels et culturels dans le fonctionnement des marchés, qui demeurait surdéterminé par le poids de l'Histoire et des préférences politiques : la France, nation agricole et conservatrice, entrait plus tardivement en crise et subissait des chocs moins violents que les États-Unis ou même l'Angleterre.

Et j'en suis venu à la conclusion, énoncée dans mon dernier ouvrage, « Capitalisme, socialisme et démocratie » qu'une forme de lassitude finirait par saisir les classes moyennes et que par le simple jeu d'une démocratie d'opinion peu éclairée par des débats médiatiques de plus en plus superficiels et de moins en moins contradictoires, le capitalisme évoluerait vers une forme de socialisme, ou de social-démocratie dirigiste et centralisatrice dont votre pays me paraît fournir la meilleure illustration.

Le corollaire de cette transformation, c'est la disparition programmée de l'entrepreneur capitaliste, ferment de l'innovation, inexorablement remplacé par une génération d'administrateurs-gestionnaires, dépourvus de vision et d'ambition. C'est alors l'État qui prend le relais, prélevant l'essentiel de la richesse produite chaque année, endettant constamment la nation, régissant, dans les moindres détails tous les champs de la vie sociale et des existences privées ; en un mot, devenant de plus en plus omnipotent et simultanément impotent, du fait de l'inextricable réseau d'injonctions contradictoires dans lequel il s'enferme inexorablement. Et dans ce contexte nouveau, je crains fort qu'Alvin et ce diable de John Maynard n'aient eu finalement raison en prédisant le retour vers l'économie stationnaire, mouvement dans lequel votre pays sera, pour une fois, parmi les précurseurs, victime, dans bien des domaines, d'une « camarilla » de « Professeurs Lyssenko » ! Et pour ma part, reconnaissant mon erreur de diagnostic devant mes adversaires d'hier devenus mes partenaires de bridge d'aujourd'hui dans notre club très fermé, je boirai mon humiliation pour l'éternité, expiant, par votre faute, la condescendance teintée d'orgueil intellectuel dont mes contemporains m'ont parfois, et fort injustement, accusé.

Croyez en mon éternelle considération,

Joseph Aloïs Schumpeter