Déchéance pour tous ?

Par Jean-Claude Paye  |   |  629  mots
La déchéance pour tous risque de devenir la déchéance de tous. Par Jean-Claude Paye*.

Afin de ne pas heurter de front l'esprit des conventions internationales, interdisant de déchoir un citoyen de sa nationalité si cela doit le rendre apatride, une fraction du parti socialiste français désire changer le projet de modification de la Constitution. Le président Hollande voulait y inscrire la possibilité de destituer de leur nationalité française des binationaux condamnés pour des crimes terroristes. Cette disposition existe déjà pour les binationaux qui ont acquis la nationalité française. Elle aurait été donc étendue à ceux qui sont nés en France. Le gouvernement a reconnu que la mesure n'était pas très efficace dans la lutte contre le terrorisme, mais le premier ministre Manuel Valls a souligné « le caractère hautement symbolique » de cette disposition.

Deux catégories de Français

Le projet a aussi suscité de nombreuses critiques sur le fait qu'il porte directement atteinte au principe d'égalité des citoyens, inscrit à l'article 2 de la Constitution. Il revient, en effet, à instituer deux catégories de Français, ceux qui le seraient naturellement et ceux qui ne le seraient pas complètement, au motif que leurs parents ne l'étaient pas.
Afin de sortir de ce traitement inégal des Français, le président du groupe PS à l'Assemblée nationale, Bruno Le Roux, a présenté une «alternative» qui permettrait de viser tous les Français «définitivement condamnés pour crime contre la vie de la nation» et non les seuls binationaux. Si le principe «tous égaux devant la loi» semble mieux respecté, la formule tous égaux face à la toute puissance du pouvoir et dans l'absence de droits serait plus appropriée.

En opposition aux principes constitutionnels, le peuple n'est plus titulaire du pouvoir originaire. Le pouvoir constituant est renversé. Ce n'est plus le peuple qui institue le pouvoir, mais ce dernier qui désigne le peuple, qui détermine qui il estime digne d'en faire partie.

Tous des «Homo Sacer»

La condamnation d'apatradie a pour conséquence que le prévenu a «perdu le droit d'avoir des droits». Il n'a pas le droit de travailler, ni de séjourner sur le territoire. Sa situation est celle d'un reclus, mis au ban de la société. Sa situation fait penser à celle de l'Homo Sacer dans l'empire romain. Giorgio Agamben reconnaît dans cette condition l'archétype de ce qu'il nomme la «vie nue» : une figure de dé-socialisation et de déshumanisation de l'individu.

L'Homo Sacer romain n'est pas un prisonnier. Il n'est pas séparé des autres hommes par les murs d'une prison. Il n'est pas enfermé dans un cachot, dans un lieu déterminé, mais dans la société elle-même. Il est « enfermé dehors ». Proscrit de l'ordre juridique et religieux, le condamné est exclu de la parole, du rapport avec les autres hommes.
Si l'homo Sacer demeure une figure de l'exception dans l'empire romain, aujourd'hui, en France, cette place pourra être occupée par n'importe qui, par tout un chacun.

L'homo sacer, comme la déchéance de nationalité, excluent le condamné de l'ordre symbolique, de ce qui fait de nous des hommes. Le premier ministre Manuel Valls l'a bien compris lorsqu'il parle d'une «mesure hautement symbolique» et qu'il reconnaît qu'elle ne peut avoir d'effet sur la lutte antiterroriste. Il confirme ainsi que la «guerre contre le terrorisme» ou sa version française : la lutte contre le «terrorisme de guerre» est avant tout un conflit entre le pouvoir et les citoyens, auxquels ils convient d'enlever leurs libertés privées et publiques. Si ce projet est adopté tel quel par les Chambres, la déchéance pour tous ne pourra que devenir la déchéance de tous.

 * Auteur de «De Guantanamo à Tarnac. L'emprise de l'image», Editions Yves Michel 2012