Dentistes : une concurrence qui peut mener au désastre

Par Marc Guyot  |   |  1129  mots
La logique comptable et la pseudo concurrence dans le secteur dentaire peuvent conduire à un désastre sanitaire, comme on peut le voir avec l'affaire Dentexia. Par Marc Guyot, professeur à l'Essec

 Dentexia, un désastre sanitaire

Les victimes du désastre de Dentexia, le réseau de soins dentaires low cost, réunies en collectif viennent de faire parvenir une nouvelle lettre d'appel au ministre de la santé pour rappeler leur détresse. Le ministère a chargé l'IGAS de faire une enquête pour évaluer les besoins de soins et l'indemnisation du préjudice. Rappelons les faits. Autorisés par la loi hôpital de 2009 dans le but officiel de faire baisser des prix considérés comme trop élevés, de nombreux réseaux low cost se sont implantés en France avec les promesses de faire chuter les prix des prothèses dentaires.

Ouvert en 2011, la chaîne Dentexia avait la particularité de pratiquer des prix bien plus faibles que les dentistes traditionnels mais de faire payer d'avance l'ensemble des soins acceptés sur devis et de proposer des crédits bancaires pour financer ces soins pouvant se monter à plusieurs milliers d'euros. Elle employait des dentistes salariés et était spécialisée essentiellement dans les gros travaux d'implantologie au détriment des soins classiques de détartrage et de traitement des caries peu ou pas rentables. Dentexia a finalement été placé en redressement judiciaire en novembre 2015 avec un passif de 22 millions d'euros en laissant un équivalent de plusieurs millions d'euros de soins payés mais non effectués. Plus de 2000 personnes se retrouvent donc avec des soins payés, mais partiellement ou non effectués pour des sommes très importantes.

 Des prix prothétiques très élevés

L'émergence de chaines de dentistes low cost a été voulue par les autorités pour offrir une alternative moins couteuse aux dentistes classiques. En effet, en moyenne une couronne en céramique coûterait entre 500 et 700 euros au patient alors que le remboursement de la Sécurité Sociale est de 107,5€ (inchangé depuis 27 ans). Un devis complet comptant plusieurs dents peut aller de plusieurs milliers d'euros jusqu'à plus de 20 000€. Cette prestation de santé n'est pas prise en charge par l'Assurance Maladie, à l'exception des bénéficiaires de la CMU, et en partie seulement par les complémentaires en fonction du contrat.

Le reste à charge pour les patients est donc très élevé. Selon le calcul de la Cour des Comptes, les dentistes pratiqueraient en moyenne un coefficient multiplicateur d'environ 4 à 6 entre le prix d'une prothèse et la facturation au patient (Chiffre HCAAM mai 2008 Haut Conseil pour l'Avenir de l'Assurance Maladie). Cette facturation élevée est une caractéristique française puisque les soins prothétiques y sont plus élevés que dans le reste de l'Europe. La Cour des Comptes relayée par les associations de consommateurs dénonce régulièrement ces « tarifs exorbitants » et les « marges colossales » que réaliseraient les dentistes.

Ces marges sont encore plus élevées si le dentiste a recours à des prothèses fabriquées en Chine ou en Turquie. En effet, selon le magazine Capital, une couronne achetée 10€ en Chine, facturée 50€ au dentiste par l'importateur serait payée 550€ par le patient. Ici le ratio est de 10 comparé à 5 pour les productions nationales. Selon la Cour des Comptes, l'augmentation de la part des couronnes importées ne fait pas baisser les prix pratiqué par les dentistes donc augmente la marge sans répercutions pour le patient. Actuellement, 27% des prothèses seraient importées.

 La santé peut-elle être un business comme les autres ?

La Cour des Comptes met en cause l'opacité et l'absence de concurrence pour expliquer les tarifs élevés des prothèses. L'ouverture à la concurrence peut sembler une bonne idée pour lutter contre des tarifs élevés provenant d'une entente corporatiste. En effet, la concurrence a pour effet de provoquer des guerre de prix dès lors que des nouveaux entrants non affiliés à la corporation offrent le même service à un prix plus faible. L'entrée de Free sur le marché du téléphone mobile a ainsi généré une guerre des prix résultant en une baisse de 40% des tarifs. Par ailleurs, la concurrence entre offreurs privés génère également la recherche d'efficacité, la baisse des coûts, la rationalisation des achats et la focalisation sur les segments rentables. Cela signifie que l'activité dentaire devient un business comme un autre où le manager augmente son volume d'activité rentable (prothèses), diminue ou supprime les activités non rentables (carie, détartrage), minimise le temps par opérations et maximise sa marge en utilisant les matériaux les moins chers et les fournisseurs les moins chers.

 La concurrence n'est pas le laissez-faire

Si le gouvernement est prêt pour cette médecine business en considérant qu'il y a une forte dimension esthétique dans ce type de soins, pourquoi pas. Cependant cette ouverture à la concurrence crée un certain nombre de risques en matière d'informations et de qualité des soins qui imposent des normes minimales et une surveillance renforcée des acteurs du secteur. Le scandale Dentexia prouve que les autorités ont failli dans cette tâche et qu'ils ont moins introduit de la concurrence qu'un laissez-faire dangereux pour les patients. Si le gouvernement persiste dans sa volonté de concurrence dans ce segment, il est urgent qu'il fixe des normes minimales, qu'il impose une traçabilité de l'origine des couronnes et qu'ils inspectent régulièrement les pratiques sinon le risque est grand de voir des opportunistes sans scrupule entrer sur ce segment au détriment de la santé des patients.

 Une pure approche comptable déconnectée de la réalité

L'intention de la Cour des Comptes de faire baisser les dépenses de santé via une pression concurrentielle sur l'activité prothétique peut apparaître louable. En réalité, la cause des tarifs élevés est bien connue et assez différente de ce que la Cour laisse entendre. En effet, les tarifs des soins préventifs et conservateurs (caries, dévitalisations) sont contrôlés par la Sécurité Sociale, maintenu à un niveau faible et il n'est pas possible de faire des dépassements d'honoraires. Les tarifs pratiqués en France pour ces soins sont les moins chers d'Europe.

En revanche, l'orthodontie et les soins prothétiques sont à honoraires libres donc sujets à dépassement. Le calcul de l'Assurance Maladie en contrôlant à un niveau faible le prix des soins conservateurs (qui constituent 65% de la charge de travail moyenne des dentistes mais uniquement 35% de leurs revenus) et en laissant libre les autres tarifs est de faire financer l'activité soins conservateurs par l'orthodontie et l'activité prothèses. Ce financement des soins conservateurs par des soins que l'on peut voir comme « esthétiques » est un choix qui peut se défendre mais avant tout qu'il serait plus honnête d'assumer.