« Il faut s'adapter », réflexions sur un nouvel impératif politique

OPINION. Pour comprendre ce qu'est le néolibéralisme et son idéologie, il faut faire sa généalogie pour voir sa différence avec une alternative démocratique libérale. Par Thierry Martin, dirigeant de la société Adevex, For Medical & Beauty Professionals.
(Crédits : Reuters)

Demandez autour de vous quel est la différence entre le néolibéralisme et le libéralisme ? on vous répondra que c'est la même chose ou que l'un est pire que l'autre, que c'est un ultralibéralisme. En France, le libéralisme est détesté par la gauche ; quant à la droite, le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle a le libéralisme honteux. Alors, quand un éditeur comme Gallimard décide d'en parler c'est sous un titre plus accrocheur comme : « Il faut s'adapter » [1], qu'il le vend. En même temps, c'est là le fond du sujet, comment l'espèce humaine, l'animal politique disait Aristote, pouvait survivre dans un environnement instable, constamment changeant et complètement ouvert imposé brutalement, par cette grande révolution industrielle, à l'homme des communautés rurales ou des Cité-Etats.

Réadaptation de masse

C'est de ce « néo-libéralisme » comme idéologie de la réadaptation de masse, « un nouvel impératif politique » pas si nouveau que ça puisque qu'il est apparu dans les années 1930 et que son hégémonie s'est étendue durant ces 50 dernières années, que Barbara Stiegler [2] en philosophe férue de Nietzche fait la généalogie. Cela donne un ouvrage passionnant par son caractère à la fois précis, documenté et roboratif.

On a tous ressenti confusément qu'il y avait quelque chose de plus en plus hégémonique qui accompagnait cette mondialisation, une idéologie sans nom, pensée soixante-huit, totalitarisme soft, Big Brother, socialisme rampant, ultra-libéralisme ? Quant au néolibéralisme, même les professionnels du champ académique n'ont rien vu, ainsi Pierre Bourdieu, jamais avare de coup de force symbolique dans sa logique de sport de combat, infligeait en 1998 dans le Monde Diplomatique [3] la critique selon laquelle l'homo economicus des néolibéraux n'était qu'une pure fiction abstraite inopérante, méconnaissant que ces mêmes néolibéraux proféraient déjà, depuis longtemps, ce genre de critique à l'encontre des néoclassiques. Seul Michel Foucault avait entrevu quelques choses dans ses cours au collège de France (1979) qui ne furent publiés qu'en 2004 [4].

En fait la réponse était dans un livre The Good Society [5] présenté à Paris en 1938 lors du colloque Lippmann du nom de son auteur, certes réservé aux happy few [6]. Le « nouveau libéralisme », c'est le retour de l'Etat dans le jeu, celle d'un Etat éducateur, d'un Etat qui instaure la justice par l'égalité des chances, d'un Etat qui réadapte l'espèce humaine d'une manière autoritaire mais de préférence en fabriquant son consentement.

Bien sûr, la réalité est toujours beaucoup plus complexe et nulle part cette idéologie n'apparaitra sous sa forme chimiquement pure. Ce seront toujours des formes hybrides que nous appréhenderons dans le monde réel. Néo-libéralisme, libéralisme et social-démocratie se combinent la plupart du temps.

Deux étapes

Le libéralisme a connu deux étapes, celle classique de la division du travail, de l'échange et de la main invisible (Smith et Ricardo), émancipatrice, invoquant la neutralité axiologique, et celle néoclassique de l'équilibre général et de la concurrence pure et parfaite du français Léon Walras ou l'ultralibéralisme américain inspiré de Spencer censé garantir les avantages acquis de la classe bourgeoise en place. Au début du XXe siècle, une troisième étape prend forme celle du « nouveau libéralisme » (Lippmann) explicitement dirigé contre le naturalisme de Spencer, son ultralibéralisme et son darwinisme social adepte du laisser-faire. Walter Lippmann [7] est d'abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer [8] et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes, tout comme le philosophe démocrate pragmatiste John Dewey [9]. La pensée de Lippmann comme celle de Dewey sont, en fait, tributaires de celle de Graham Wallas [10], qui dans The Great Society (1914), théorise l'idée selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés et diagnostique le premier ce désajustement entre l'espèce humaine et son nouvel environnement.

Situation inédite

Pour Lippmann comme pour Dewey, la révolution industrielle a créé une situation inédite de désadaptation qui expliquerait toutes les pathologies sociales et politiques. Mais les « nouveaux libéraux » repensent l'action politique comme une intervention artificielle, continue et invasive sur l'espèce humaine en vue de la réadapter aux exigences de son nouvel environnement. Aidé de nouveaux experts en sciences humaines et sociales, le gouvernement doit conduire une vaste expérimentation qui permettra de surmonter le retard de l'espèce sur sa propre évolution, afin de s'adapter à cette grande société qui dépasse son entendement.

L'idée de Lippmann est que si la compétition est juste, les inégalités qu'elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différence des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doivent succéder les hiérarchies mobiles d'un capitalisme régulé par le droit, la justice et l'égalité des chances. Le flux contre la stase sera une métaphore biologique récurrente. C'est à Paris, du 26 au 30 août 1938 que fut organisé le colloque Lippmann qui rassembla 26 économistes et intellectuels libéraux. Face aux problèmes de l'époque, Grande Dépression (crise de 29), New Deal, Front Populaire, Hitler, Staline, c'est une des premières fois où les participants s'interrogèrent sur l'échec du libéralisme pour savoir s'il convenait de conserver le mot « libéralisme » ou bien d'adopter celui de « nouveau libéralisme » (devenu « néo-libéralisme »). Qui s'en souvient ici ? Et Lippmann ? « Un journaliste américain », dit-on. Paradoxalement, c'est ce néolibéralisme qui depuis travaille peu ou prou nos sociétés et qu'on appelle le « système » qui est remis en cause aujourd'hui tant par l'Amérique de Trump, les brexiters anglais, l'Italie de Salvini ou les gilets jaunes en France.

Il suffit de faire preuve de pédagogie

Le cap, c'est la mondialisation et il est non discutable. Il suffit de faire preuve de pédagogie disent les néolibéraux. Faire la pédagogie de la réforme. La pédagogie au sens grec voulant dire « il faut mener l'enfant ». Par conséquent il faut instruire le peuple, rééduquer les populations. Voilà qui nous rappelle d'autres régimes. Pédagogie de ce qui est au fond une véritable révolution anthropologique qui elle aussi s'appuie sur Darwin.

C'est là qu'intervient ce que les Américains appellent le Lippmann-Dewey debate. Au départ, c'est contre le darwinisme spencerien des milliardaires responsables de la prospérité des grandes villes américaines et favorables à « l'élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l'échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. Ils critiquent Spencer au nom de Darwin [11], aidé d'une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C'est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu'il faut souligner. Mais chez Lippmann et les néolibéraux, il s'agit d'une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multidirectionnelle et buissonnante de l'évolution, refusant de penser qu'il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s'adapter.

Le Lippmann-Dewey debate qui évoque pour les intellectuels américains le débat sur la conception de la pédagogie début du XXe siècle va resurgir dans les années 1990 avec le discrédit des médias dits manipulateurs, « manufacture of consent » (la fabrique du consentement), en raison du traitement de la guerre du Golfe.

Le principe des mouvements sociaux

Contre ce cap de l'évolution déjà posé comme une fin transcendante de l'histoire, un horizon téléologique indiscutable, que le peuple et l'opinion publique n'ont pas à discuter, le philosophe pragmatiste américain John Dewey avait depuis longtemps opposé le principe des mouvements sociaux où l'on assiste à une coéducation des individus chacun à son tour se faisant ou le maître ou l'élève.

Ainsi, s'ils partagent le même diagnostic, ils s'opposent sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l'évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle : pariant sur l'intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l'autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.

Cela étant le néolibéralisme a diverses tendances, et ni l'ordolibéralisme allemand, ni l'ordre spontané de Friedrich Hayek [12], ni la théorie du capital humain de l'école de Chicago ne sont entièrement soluble dans le néolibéralisme ; dès le départ un conflit apparaît entre ceux qui pensent qu'il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui - comme Hayek - cherchent au contraire à assumer la totalité de l'héritage du libéralisme classique.

Injonctions contradictoires

Aujourd'hui, nous sommes face aux injonctions contradictoires de gouvernements peu ou prou néolibéraux qui brandissent les taxes écologiques pour financer des réformes d'adaptation à la mondialisation, quand une écologie bien comprise pousserait au localisme et à une relocalisation de l'industrie. D'où le rejet du pouvoir des experts.

Après les échecs successifs du darwinisme social ultralibéral de Spencer, du libéralisme néo-classique de Walras, du socialisme de Marx, de la social-démocratie et aujourd'hui avec la remise en cause mondiale du néo-libéralisme, le paysage idéologique est un champ de ruine. Où en sommes-nous ?

« Où nous en sommes ? » comme reprenait déjà l'Electre de Giraudoux [13] en 1937.
- La femme Narsès : Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? 
Electre : Demande au mendiant. Il le sait. 
Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

_______

[1] « Il faut s'adapter. » Sur un nouvel impératif politique. Barbara Stiegler, nrf essais, Gallimard, janvier 2019, 336p.

[2] Barbara Stiegler est professeur de philosophie politique à l'Université Bordeaux Montaigne

[3] Pierre Bourdieu, sociologue, L'essence du néolibéralisme, Le Monde Diplomatique, mars 1998

[4] Michel Foucault, Naissance de la Biopolitique. Cours au collège de France. 1978-1979. EHESS/Seuil/Gallimard, octobre 2004. Le néolibéralisme est le gouvernement des gens par leur mise en concurrence. La société devenant un marché est la réponse stratégique à la mise en cause des pouvoirs par les révoltes de 68, pense Foucault. Il ajoute, on avait l'école de Francfort d'un côté de la barricade contre l'école de Fribourg de l'autre, plus orienté qu'il était vers l'étude de l'ordolibéralisme une spécificité allemande de l'école de Fribourg qui a influencé la construction de l'Union européenne que vers le néolibéralisme américain. Dès lors, des chercheurs comme Serge Audier ou Christian Laval se sont intéressés plus sérieusement au néolibéralisme.

[5] The Good Society, Walter Lippmann (1937) (Le titre a été traduit en français par « La Cité Libre », ce qui est un non-sens total)

[6] Parmi les 26 participants le français Louis Rougier, l'organisateur du colloque Lippmann, universitaire, professeur de philosophie ; Walter Lippmann lui-même ; Raymond Aron ; Friedrich Hayek, « prix Nobel » d'économie 1974 ; Bruce Hopper, soviétologue et professeur de science politique à l'Université Harvard ; Bernard Lavergne, professeur à l'Université de Lille, proche du mouvement coopératif ; Ernest Mercier, polytechnicien et industriel, il a créé en 1925, le Redressement français ; Ludwig von Mises, économiste autrichien ; Wilhelm Röpke, universitaire et théoricien de l'ordolibéralisme ; Jacques Rueff, économiste et conseilleur de Charles de Gaulle ; Alexander Rüstow, universitaire et théoricien de l'ordolibéralisme.

[7] Walter Lippmann (1889-1974), doté d'une solide formation philosophique à Harvard (pragmatisme américain, Bergson, Nietzche), il a joué un rôle dans l'entrée en guerre des USA en 1917, rédigé les 14 points de Wilson ou encore critiqué la guerre du Vietnam, l'un des hommes les plus influents de son temps notamment grâce à ses chroniques quotidiennes. Public Opinion (1922) Il utilise alors l'expression « manufacture of consent » (la fabrique du consentement). The Phantom Public (1925). The Good Society (1937)

[8] Herbert Spencer (1820-1903) philosophe et sociologue anglais, Le Droit d'ignorer l'État (1850)

[9] John Dewey (1859-1952) psychologue américain, Démocratie et éducation (1916), Liberalism and Social Action (1935)

[10] Graham Wallas (1858-1932) professeur et théoricien anglais en sciences politique, membre de l'exécutif de la Fabian Society, The Great Society (1914)

[11] Charles Darwin (1809-1882) naturaliste et paléontologue anglais, L'Origine des espèces (1859)

[12] Friedrich Hayek (1899-1992) économiste et philosophe britannique originaire d'Autriche The Road to Serfdom (La Route de la servitude) (1944)

[13] Electre, Jean Giraudoux (1937)

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Commentaires 6
à écrit le 15/03/2019 à 17:18
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je suis entrain de lire ce bouquin, un peu ardu a dire vrai.....mais fort éclairant sur la gouvernance des élites et des experts..... je crois que l essai du sieur Ismael sur le progressisme ajouté a la lecture de ce bouquin va faire sortir totalem...

à écrit le 15/03/2019 à 16:44
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Des grands mots, des concepts pour épater le populo voire plus pour cacher les instincts les plus basiques. C'est de l'enfumage, de l'encre de poulpe ! Le néolibéralisme c'est qu'importe les crises, la monnaie pas cher subséquente permet d’asseoir...

à écrit le 15/03/2019 à 15:33
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Qu'est-ce que le capitalisme? C'est capitaliser, c'est donner de la valeur à quelque chose! Un état qui dévalorise sans cesse la majorité de sa population en la paupérisant, n'est pas un état capitaliste, à l'extrême il y a le Venezuela, quant à la...

à écrit le 15/03/2019 à 13:09
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Le néolibéralisme, c'est l'union du pire de deux mondes : état+marché. L'autoritarisme de l'état agit pour maintenir le peuple dans une situation de soumission à la spéculation libérale. On aura beau faire preuve de pédagogie, on ne peut pas change...

à écrit le 15/03/2019 à 12:53
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Le libéralisme pourrait être un système économique particulièrement vertueux car les milliardaires, enfin les propriétaires de capitaux et d'outils de production ne pourraient plus se cacher derrière les états pour leur faire faire le sale boulot. ...

le 15/03/2019 à 13:06
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"tandis que dans un véritable néolibéralisme" Libéralisme bien entendu... Désolé.

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