L'affaire McKinsey est-elle une "affaire"  ?

Par Nicolas Lecaussin  |   |  1149  mots
(Crédits : Reuters)
OPINION. Ce qu'il est désormais commun d'appeler « affaire McKinsey » a ému une partie de l'opinion, consternée par la supposée proximité entre Emmanuel Macron et un cabinet de conseil, soucieuse d'une saine gestion des deniers publics et inquiète de voir une partie des prérogatives stratégiques de l'État potentiellement sous-traitée à une entreprise privée américaine. Que les Français se rassurent, la réalité, notamment d'un point de vue financier, est bien plus nuancée et nous invite à reconsidérer une affaire qui n'en est pas vraiment une. Par Nicolas Lecaussin, directeur de l'IREF (Institution de Recherches Economiques et Fiscales).

Le recours des États aux cabinets de conseil est une réalité internationale systémique. Quand les grands cabinets vantent, par pure stratégie marketing, leurs missions de conseils auprès de clients gouvernementaux, ils ne mentent pas. Pendant la crise sanitaire, le gouvernement belge a signé des contrats avec quatre cabinets de consultants pour assister le pays, pour une somme estimée à 10 millions d'euros. Citons aussi le cas du Québec, pour une facture de 6 millions d'euros. La crise sanitaire n'a fait que révéler aux yeux de l'opinion une réalité qui, depuis plus d'une décennie, est systématique : les gouvernements ont, ponctuellement, besoin d'un apport du privé, même pour leurs décisions stratégiques. Pour ceux qui voudraient penser qu'il s'agit là d'un caprice d'Occidental, rappelons que le « Plan Sénégal Émergent » (PSE), fierté du président Macky Sall, a été préparé avec l'apport de McKinsey. En Côte d'Ivoire, c'est le cabinet Okan Partners qui a contribué à l'émergence du plan stratégique « Phoenix », dédié au soutien au développement des PME.

La France n'a que peu recours aux cabinets de conseil

D'un point de vue global, les dépenses publiques françaises pour ce type de prestations restent en-deçà de celles des deux autres grandes économies européennes. Entre 2005 et 2017, le journal allemand Der Spiegel, dans le cadre d'une enquête sur les missions confiées à McKinsey, au Boston Consulting Group et à Roland Berger, trois des plus prestigieux cabinets de conseil, révélait que les dépenses du secteur public allemand à destination des cabinets de conseil avaient grimpé de 1,1 milliard à 2,9 milliards d'euros. En 2019, selon la commission des Finances, l'Allemagne a dépensé 3,5 milliards d'euros et la Grande-Bretagne 2,5 milliards d'euros pour les cabinets de conseil. La France, avec un peu moins d'un milliard d'euros de dépenses, était alors légèrement au-dessus de l'Italie. La hausse subite des budgets alloués aux consultants n'est que la conséquence d'une situation d'exception, face à laquelle le secteur public devait se doter d'un support ponctuel.

Le moindre recours de la France aux cabinets de conseil s'explique largement par des facteurs culturels. Les hauts fonctionnaires français, empreints de tradition jacobine, sont largement moins perméables que nos voisins anglo-saxons aux consultants dont la présence dans les administrations relève de l'évidence. Cette vision du secteur public est aussi largement diffusée dans l'opinion française qui, plus qu'ailleurs, s'émeut de ce qu'elle perçoit comme un « scandale d'État ». Le tout, sur fond d'un anti-américanisme peut-être inassumé. Dans le cas français, précisons d'ailleurs que 90 % des budgets dédiés aux cabinets de conseil sont liés à des prestations informatiques, un domaine où les compétences sont trop rares et les profils trop chers pour constituer des équipes permanentes sous statut de fonctionnaire. Les missions stratégiques, qui émeuvent l'opinion, ne représentent que 10 % des budgets de consultants. Une goutte d'eau dans le budget de l'État.

Pour McKinsey, l'État français est un « petit » client

Toujours d'un point de vue financier, le rapport sénatorial affirme que 12,33 millions d'euros ont été versés à McKinsey durant toute la crise sanitaire pour la gestion d'une campagne vaccinale qui, malgré quelques lenteurs au démarrage, a été une réussite logistique et opérationnelle difficilement contestable. À titre de comparaison, en 2021, le remboursement intégral des tests PCR et antigéniques aurait coûté, selon les données de l'Assurance maladie, 8,8 milliards d'euros, soit plus de deux fois le budget annuel dédié au ministère de la Culture (4,19 milliards d'euros budgétés en 2022), alors même que cette mesure généreuse n'a, a priori, eu que des impacts modérés sur l'épidémie. La gabegie financière n'est pas nécessairement là où l'on croit.

Même pour McKinsey, le secteur public français dans son ensemble, ne reste qu'un client mineur. Le rapport sénatorial précise ainsi que, sur les 329 millions d'euros de chiffre d'affaires réalisés en France en 2020, 5 % sont attribuables à des clients publics. Une mise en perspective nécessaire qui nous oblige à relativiser le cas français et qui, par extension, balaie en partie l'accusation selon laquelle tous ces contrats signés sont la conséquence d'arrangements politiques incestueux au plus haut niveau de l'État. D'autant que les appels d'offres sont lancés par les administrations, en fonction de leurs besoins, dans le cadre d'un processus encadré, public et réglementé. Et que l'Élysée n'a, normalement, aucune influence sur le choix du prestataire choisi.

Le recours à des cabinets de conseil peut se justifier

Personne ne doute de l'intelligence des hauts fonctionnaires des grands corps de l'État qui cumulent souvent une trentaine d'années d'expérience opérationnelle dans l'administration avant de devenir inspecteurs généraux. Aucun consultant de McKinsey ou d'ailleurs ne peut prétendre connaître mieux qu'eux les rouages et subtilités de nos administrations. Et aucun d'eux ne le prétend. L'esprit de corps qui les lie témoigne de leur pleine fidélité à leur mission de service public, mais peut aussi être un facteur de blocage.

Les consultants sont là pour apporter une expertise sur des stratégies de filière, en se plaçant d'un point de vue international et global, pour tenter d'insuffler les meilleures pratiques issues de l'étranger. Avec, à terme, la perspective d'une meilleure efficacité et d'un savoir nouveau, potentiellement décisif pour l'aide à la décision des dirigeants de nos administrations. Là encore, le support opérationnel n'est en aucun cas une substitution au travail fourni par les premiers acteurs du service public, que sont les fonctionnaires. Même nos capitaines d'industrie les plus brillants ont, eux aussi, régulièrement recours aux cabinets de conseil.

Certes, McKinsey paie peu d'impôts sur les sociétés en France mais s'est tout de même acquittée de 422 millions d'euros en impôts locaux et charges sociales entre 2011 et 2020. Il n'est pas intuitif pour le non-initié de comprendre le modèle de ces entreprises qui doivent importer des services et compétences de l'étranger pour se développer, une pratique largement répandue au sein des entreprises multinationales. Sur ces sujets, l'émotion peut parfois tourner à la caricature et peu de gens comprennent, par exemple, que l'implantation de la maison mère, qu'elle soit dans le Delaware, à Londres ou à Berlin, ne change strictement rien à l'impôt dû à l'administration fiscale française. Laissons donc le soin à Bercy de mener les investigations nécessaires et, si besoin, de faire payer à McKinsey ce « qu'il nous doit ». Faisons-en revanche de cette affaire un outil pour exiger une plus forte transparence sur les contrats passés entre l'État et les prestataires privés pour apaiser l'opinion qui s'indigne avant tout de l'opacité qui les entoure.