L'industrie française de défense a-t-elle encore besoin de l'État actionnaire ?

Par Christophe-Alexandre Paillard  |   |  919  mots
(Crédits : Reuters)
[OPINION] L'industrie nucléaire a beaucoup souffert des mélanges des genres induits par l'État actionnaire. Il n'est pas nécessaire de répliquer les mêmes erreurs dans le domaine de la défense. Par Christophe-Alexandre Paillard, auteur, haut fonctionnaire, maître de conférences à Sciences Po Paris, à l'Institut catholique de Paris et à Sciences Po Rennes.

L'État français s'est récemment engagé dans un programme de vente d'actions dans les industries de défense, en cédant par exemple 2,35% du capital du groupe Safran le 1er octobre 2018 sur les marchés et en ramenant sa participation à 11% du total. L'opération devrait rapporter 1,24 milliard d'euros à l'État.

Cette actualité invite à s'interroger sur le bilan de l'État-actionnaire dans le domaine de la défense. Remarquons que cette question ne concerne pas seulement la France. En juin 2017, la Commission européenne a lancé un Fonds européen de la Défense (FED), pour aider les États de l'Union européenne à dépenser mieux en matière de défense. Depuis l'échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, c'est la première fois que l'UE se lance dans un tel projet, allant bien au-delà des programmes ponctuels que gère l'OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement) pour faciliter la gestion en collaboration de grands programmes d'armement (A400M, hélicoptère Tigre etc.).

Car les industries européennes et française de défense sont à la croisée des chemins. Elles doivent lutter pour leur survie pour résister au rouleau compresseur américain qui menace leur existence même, et pour pallier l'insuffisance notoire de financement de leur défense par nombre de pays européens qui préfèrent confier leur sécurité à l'OTAN, en achetant des équipements américains sur étagère.

Si l'on tente de dresser le bilan de l'action de l'État actionnaire le domaine des industries de défense, un double constat s'impose : l'omniprésence et des résultats très mitigés.

Un double constat : omniprésence de l'État et résultats très mitigés

L'État est omniprésent : financeur, acteur des filières industrielles de défense, il est aussi le gestionnaire direct et l'actionnaire de groupes industriels dans les trois grands secteurs de l'industrie d'armement : l'aéronautique, le naval et le terrestre. Nexter est ainsi issu de GIAT Industries, lui-même issu de la Direction technique des armements terrestres du ministère des Armées. Naval Group, ex DCNS, est issu de l'ancienne direction des constructions navales du ministère des Armées. L'État français est encore présent au capital de ces deux entreprises, mais aussi au capital d'Airbus Group (10,94%), Safran (13,2% du capital jusque récemment) ou Thales (25,8%), ainsi qu'à ceux de Dassault Aviation (via Airbus) ou de MBDA au travers de ses participations au sein d'Airbus.

Le bilan est très mitigé. Trop longtemps, on a confondu la nécessité pour l'État de s'impliquer au soutien de l'industrie de défense, et l'idée que son action passait nécessairement par des participations directes au capital des entreprises concernées. Beaucoup d'erreurs commises par l'État actionnaire au sens large ont ainsi fragilisé le secteur des industries de défense : manque de vision stratégique, décisions de courte vue inspirées par des considérations politiciennes, nominations de convenance de profils technocratiques sans légitimité et dont l'action a pénalisé les groupes concernés, etc.

L'État français doit assumer son rôle de stratège

À l'heure où l'État réduit ses participations, il est temps d'aller plus loin : l'Agence des participations de l'État ne doit plus se retrouver à devoir jouer un rôle de régulateur de facto du rôle de l'État dans ce secteur hautement stratégique. L'État doit définir une stratégie plus globale, dans un contexte où de très nombreuses PME/PMI françaises travaillant pour les grands donneurs d'ordre de l'industrie de défense sont souvent dans des situations difficiles ou rachetées par des prédateurs étrangers en quête de savoir-faire français. Citons ici, exemple parmi d'autres, Manoir Industries racheté le 28 février 2013 par le groupe chinois Yantai Taihai ou plus récemment HGH, basée dans l'Essonne rachetée par le fonds américain Carlyle et qui dépendait de toute façon de plus en plus pour sa survie des commandes de l'US Army.

L'État français doit prioritairement se concentrer sur trois objectifs : s'assurer de la capacité de l'industrie à répondre aux besoins en matière d'armement de nos forces ; donner aux entreprises une information suffisante sur ses options à moyen et long terme (besoins en équipements, axes de recherche, politique de coopération et d'exportation) afin de leur permettre d'orienter leurs stratégies ; soutenir financièrement l'innovation dans les entreprises de défense.

Thales, Safran et Dassault, garants de la souveraineté française et européenne

La France dispose encore aujourd'hui d'entreprises clefs pour l'avenir de la défense européenne, comme Thales, Safran ou Dassault. C'est un atout considérable, pour sa souveraineté et son économie. Encore faut-il que les industriels se sentent soutenus par l'État, qui doit assumer son rôle de stratège, leur permettant ainsi de s'adapter et de se développer dans un environnement international industriel et technologique ultra-concurrentiel. Être leur actionnaire n'est sans doute pas la bonne voie.

En définitive, avoir une vision long terme, décider réellement de lancer des programmes qui remplaceront ceux qui équipent les forces, soutenir les innovations de rupture, agir à l'export ; pour tout cela, il n'est pas nécessaire d'être actionnaire !

___

Par Christophe-Alexandre Paillard, auteur, haut fonctionnaire, maître de conférences à Sciences Po Paris, à l'Institut catholique de Paris et à Sciences Po Rennes.