L'UE est-elle néolibérale ? Un regard historique

Par Laurent Warlouzet  |   |  1147  mots
La commission européenne est-elle le chantre du libéralisme? La réponse doit être nuancée. Par Laurent Warlouzet, maître de conférences en histoire économique à l'Université d'Artois. Texte publié en partenariat avec les JECO

Souvent décriée, l'Europe néolibérale est rarement définie. Or il est nécessaire de différencier plusieurs formes de libéralisme. Tous ceux qui défendent la prudence budgétaire ou le libre-échange ne sont pas forcément des néolibéraux, à moins d'affubler de cet épithète stigmatisant tous ceux qui ne sont pas marxistes. A la suite d'Immanuel Wallerstein, je préfère définir comme néolibéraux ceux qui non seulement veulent promouvoir les mécanismes de marchés, mais aussi s'attaquer à l'Etat-Providence, en transformant le rôle de l'Etat. Au lieu d'être un acteur de la redistribution, il devient un arbitre chargé de faire respecter les règles du marché.

Retour sur le traité de Rome

Armé de cette distinction, il s'agit maintenant de comprendre si l'Union Européenne est néolibérale par essence. Un retour au Traité de Rome de 1957 créant l'ancêtre de l'UE, la Communauté Economique Européenne, est nécessaire. Encore aujourd'hui, beaucoup de politiques économiques européennes sont définies par ce texte, dont nombre d'articles ont été repris dans les traités successifs. La recherche historique montre clairement que le Traité de Rome n'est pas issu d'un complot associant Jean Monnet, la CIA et les multinationales pour exploiter les malheureux Européens. Au contraire, le texte de base de l'UE exprime les convictions de ses promoteurs, principalement des démocrates-chrétiens, mais aussi des socialistes comme le français Guy Mollet ou le belge Paul-Henri Spaak.

Des politiques sociales dans le cadre national

Pour ces derniers, le cadre privilégié du développement des politiques sociales restait la nation, comme l'illustrèrent les réformes de la période Mollet en France, notamment la troisième semaine de congés payés ou l'amélioration des retraites (payées par la fameuse vignette automobile). De plus, les Trente Glorieuses autorisaient alors une croissance continue de l'Etat-Providence.

C'est pour cela que le Traité de Rome se préoccupe peu de social. Son objet principal est avant tout d'établir un grand marché, ouvert sur l'extérieur, qui devra être l'outil de la croissance économique et du rattrapage des Américains. A l'ouverture des marchés est associée une régulation des dynamiques déstabilisatrices du libre-échange, par un processus d'harmonisation ciblée des législations, et par des mesures compensatoires (en particulier vers des régions défavorisées).

L'État ravalé au rang d'arbitre?

Toutefois, à partir de la fin des années 1980, on peut observer une certaine inflexion néolibérale de la CEE mais uniquement dans certains domaines. Il s'agit en premier lieu de la politique de la concurrence, qui encadre étroitement les aides d'État aux entreprises en difficultés à partir de cette période. Tout un pan de la politique industrielle s'en trouve ainsi démantelé. Au lieu d'intervenir dans l'économie par des interventions directes et discriminantes (certaines entreprises sont privilégiées au détriment d'autres), l'État est ravalé au rang d'arbitre.

L'Union économique et monétaire créée par le Traité de Maastricht de 1992, associée au Pacte de Stabilité et de Croissance de 1997 participe aussi de cette dynamique si on en fait une interprétation étroite. Pour converger vers les États les plus vertueux, les gouvernements les plus dispendieux doivent non seulement pratiquer l'orthodoxie budgétaire, mais aussi parfois l'austérité, synonyme de coupes sombres dans l'Etat-Providence, ainsi de la situation en Grèce.

 Une inflexion à relativiser

 Cependant, cette inflexion néolibérale ne doit pas être exagérée. Ainsi, le renforcement considérable de la politique de la concurrence laisse une certaine marge de manœuvre en temps de crise, comme l'ont prouvé les aides considérables au secteur bancaire pendant la dernière crise, et des soutiens plus ciblés à des entreprises industrielles comme Peugeot. Bien sûr, il n'est plus possible de déverser des milliards dans le secteur privé sans contrepartie, ce qui avait d'ailleurs horrifié la gauche pendant la période Giscard d'Estaing.

De même, dans le domaine monétaire, la situation dramatique de la Grèce ne doit pas être confondue avec celle des autres États de la zone euro, et certainement pas de la France. La mise en place de l'Euro, dès 1999 sous forme financière avant l'apparition des pièces et billets en 2002, n'a pas empêché le gouvernement français d'alors, celui de Lionel Jospin, d'étendre l'Etat-Providence avec la Couverture Maladie Universelle (CMU) ou les 35 heures payées 39. Plus généralement, les contraintes de l'UEM sont largement volontaires : les Français n'ont pas été obligés d'entrer dans une union monétaire avec l'Allemagne, ils l'ont ardemment désiré, alors même que nos voisins d'Outre-Rhin restaient réticents.

Une Europe sociale, même discrète

Enfin, l'Europe sociale existe, même si elle est discrète. Sans la contrainte de l'UE, les normes environnementales seraient sans doute bien plus faibles en France. La politique de cohésion aide les régions les plus pauvres au sein de l'UE, comme les territoires d'Outre-Mer français. Il est vrai que la France métropolitaine profitait plus de ces subsides avant les élargissements successifs mais c'est le jeu de la solidarité, qui est au cœur de l'Europe sociale. Même dans le domaine monétaire, il n'est pas interdit d'espérer que le Mécanisme européen de solidarité (MES) créé pendant la crise de l'euro ne manifeste une solidarité financière européenne, après des décennies passées à discuter autour de la création d'un hypothétique « Fonds Monétaire Européen ».

 Là encore, la situation dramatique de la Grèce ne doit pas éclipser les reprises irlandaises et portugaises, nourries par des fonds européens. Certes, cela reste modeste mais il ne faut pas envisager l'Europe sociale comme un gigantesque Etat-Providence européen. Comment mettre d'accord un Portugais et un Finlandais, ou tout simplement un Français et un Allemand, sur les médicaments à rembourser par la sécurité sociale ? En fait, l'Europe sociale accompagne le marché, en tentant de gommer ses dynamiques les plus destructrices. Elle s'articule avec l'Europe néolibérale, sans que cette dernière ne définisse à elle seule l'Union Européenne.

Laurent Warlouzet, maître de conférences en histoire économique à l'Université d'Artois
Auteur de : « Le choix de la CEE par la France, 1955-1969 » (Cheff, 2011)

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