"La crise en France aujourd'hui est celle de l'élite et des institutions"

GRAND ENTRETIEN. Il est pour le moins intempestif, pour une jeune intellectuelle, de se réclamer aujourd'hui du conservatisme en France. C'est le cas de Laetitia Strauch-Bonart, qui publie "Vous avez dit conservateur?" (Editions du Cerf) (*), un livre qui se présente comme une enquête sur les raisons de l'absence dans notre pays de ce courant politique majeur. Ecrit sans jargon, et d'une grande honnêteté intellectuelle, l'ouvrage mobilise plusieurs matériaux: histoire des idées, philosophie, politique, mais aussi entretiens avec des intellectuels, ou encore aspects biographiques. L'occasion d'interroger l'auteure sur sa vision d'un point de vue conservateur de l'état de la France aujourd'hui.
Robert Jules
Laetitia Strauch-Bonart: "Tout le monde convient que nous connaissons une crise de la politique. D'un point de vue conservateur, la réponse part du constat que nos institutions aujourd'hui ne désignent pas assez précisément les responsabilités des acteurs. Des élus ou des entreprises peuvent ainsi prendre de mauvaises décisions et s'en sortir très bien. C'est insupportable. Ceux qui prennent les risques doivent assumer les conséquences de leurs actes."

LA TRIBUNE - Pourquoi n'existe-t-il pas en France un mouvement politique conservateur comme au Royaume Uni, aux Etats-Unis ou en Allemagne ?

LAETITIA STRAUCH-BONART - Il faut remonter à la Révolution de 1789 pour l'expliquer. La violence de cet événement historique a créé une division durable dans la société française, contrairement à la Révolution anglaise de 1688 qui a assuré une transition moins brutale d'une monarchie de droit divin à une monarchie parlementaire. Cette évolution, en Grande-Bretagne, a d'ailleurs été favorisée par les conservateurs, qui ont accepté le passage d'un régime féodal à un régime politique plus libéral, ouvrant la voie à une future démocratie. Le parlement est responsable devant les électeurs; même s'il n'y a pas à l'époque de suffrage universel, les droits de l'opposition sont respectés, et un certain nombre de libertés reconnues. Les conservateurs, depuis lors, ont accepté certains changements, tout en critiquant certains traits de la nouvelle donne démocratique.

Ce sont donc avant tout des racines historiques qui expliquent l'absence d'un parti conservateur en France ?

Oui. La transition vers la démocratie y a été violente car l'impossibilité à trouver des compromis a toujours conduit à recourir à la force. Certains penseurs, des politiques et une grande partie de la noblesse, ont rejeté la Révolution. Joseph de Maistre est le grand théoricien de ce refus. Ces contre-révolutionnaires, qui s'appellent eux-mêmes « réactionnaires », veulent revenir au régime monarchique. Cas aggravant, un grand nombre d'entre eux partent se réfugier à l'étranger, ce qui accentuera le ressentiment du peuple à leur égard. Tout au long du XIXe siècle et jusqu'à 1945, les opposants au régime parlementaire continueront d'espérer que le remède aux maux de la démocratie vienne de l'étranger - avec les résultats que l'on connaît en 1940 !

La république française, qui a mis plus d'un siècle à émerger, s'est donc construite sans la participation des conservateurs ?

Au XIXe siècle, des « conservateurs » commencent à se distinguer des « réactionnaires ». Mais l'émergence d'un mouvement conservateur acceptant la démocratie moderne - des orléanistes puis des républicains -  a été discréditée par l'influence persistante d'un courant réactionnaire, violent et sans compromis. Charles Maurras, qui en est la figure majeure, défend un nationalisme intégral, antisémite et antiparlementaire. Et cela s'aggrava à chaque étape historique jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Le régime de collaboration de Vichy dirigé par le maréchal Pétain dont le mot d'ordre est « Travail, famille, patrie » est davantage réactionnaire que conservateur, même s'il ne revendique pas un retour à la monarchie. Il déteste la République. D'ailleurs, le terme de conservateur est absent de notre vocabulaire politique depuis le XIXe siècle.

En France, on assimile souvent conservatisme et libéralisme. Pourquoi ?

Parce qu'on voit ces catégories politiques à travers le prisme anglo-saxon. Si vous parlez en France de conservatisme anglais, les gens pensent spontanément à Margaret Thatcher, qui était conservatrice et très libérale. De fait, les conservateurs peuvent être qualifiés soit de réactionnaires, soit de libéraux. Mais cette ambivalence s'explique. Le conservatisme est libéral à deux titres : d'abord, il défend l'Etat de droit et la liberté individuelle contre l'arbitraire du pouvoir, dans la lignée du libéralisme classique de John Locke. Ensuite, le conservateur est libéral parce qu'il attribue à l'Etat un rôle limité aux fonctions régaliennes. Mais, à la différence du libéral, qui s'en tient souvent à deux acteurs, l'Etat et l'individu, le conservateur donne une place centrale à un troisième acteur, la société civile. Il estime que les groupes que forment les individus sont plus à même de régler les problèmes les plus importants. Là où le libéral insistera sur l'autonomie de l'individu, le conservateur mettra l'accent sur les responsabilités et les devoirs politiques mais aussi moraux que nous avons envers nos semblables. La société civile offre des potentialités pour l'individu mais lui impose aussi des contraintes morales, qui jouent un rôle central chez les conservateurs.

Cette notion de morale influence même le regard que portent les conservateurs sur l'économie...

Oui, notamment dans un contexte de crise où les Etats sont lourdement endettés et où le crédit est le moteur de l'économie. D'un point de vue philosophique et moral, le crédit et la dette sont des notions à double face. A l'origine, le crédit donnait l'opportunité de jouir d'un bien, une maison ou une machine à laver par exemple, sans devoir attendre d'épargner l'argent nécessaire. Aujourd'hui, le crédit est devenu aussi un moyen d'acheter des objets superflus et jetables. L'être humain peut assouvir quotidiennement tous ses désirs, sans limite, sinon celle précisément du surendettement, qui hypothèque son avenir. Ce rapport à la consommation individuelle divise le libéral et le conservateur. Pour les conservateurs, assouvir ses frustrations dans la consommation excessive est une mauvaise réponse à un besoin qui peut être légitime mais ne s'exprime pas légitimement. S'imposer une limite - je consacre un chapitre entier de mon livre à cette notion - est cardinal pour les conservateurs qui pensent que l'être humain n'est pas capable de supporter sans dommage toutes les tentations qui s'offrent à lui.

Le libéral donne la priorité à la liberté individuelle...

Le libéral s'intéresse moins aux valeurs et à la morale, jugeant que cela relève du libre choix de chaque individu. Le conservateur accepte cette position mais estime que, dans la réalité, chaque individu adopte un système de valeurs qu'il partage avec d'autres individus au sein de la société civile. Il n'y a pas de morale personnelle ou individuelle pour un conservateur - c'est une contradiction dans les termes. Cet intérêt commun favorise la responsabilité des individus les uns envers les autres. Je ne suis pas économiste, mais il me semble évident qu'une société ne peut pas vivre entièrement à crédit sans subir des conséquences néfastes pour ses membres à plus ou moins long terme.

Le conservatisme entretient également des liens étroits avec la religion, en particulier le catholicisme, à travers son histoire, ses valeurs, sa culture. Le mouvement qui s'est constitué autour de « La Manif pour tous » a surpris nombre d'observateurs: ce retour du religieux peut-il favoriser un mouvement conservateur ?

Il y a deux phénomènes parallèles. D'une part, on assiste depuis une centaine d'années à un affaiblissement global de la pratique et même de l'affirmation de la foi en Europe. En France, cela s'explique notamment par la législation de la laïcité, qui diffère de celle d'autres pays où la religion est plus présente. Mais même ailleurs en Europe, la foi décline. En même temps, il est vrai que surgissent des événements inattendus, comme « La Manif pour tous », que l'on ne peut pas réduire seulement à un phénomène d'opinion, même s'il est trop tôt pour en distinguer les effets à long terme. Ce qui est nouveau dans ce mouvement, c'est la place importante prise par une jeunesse qui n'a plus peur d'affirmer sa foi catholique. C'est elle qui a permis d'ouvrir un débat que les politiques jugeaient clos avant même d'avoir commencé. Mais force est de constater que « La Manif pour tous » a été incapable de se constituer en force politique.

Est-ce un problème ?

Non, dans la mesure où le conservatisme tel que je le conçois ne se réduit pas uniquement à sa dimension politique. D'autres forces, intellectuelles ou associatives, comptent tout autant car elles permettent aux idées d'essaimer dans la société. Il est vrai que celles qui ont été affirmées lors de « La Manif pour tous » gagnent du terrain à droite actuellement.

Vous y avez participé ?

Non, car le militantisme m'est à tout point étranger. Mais je l'ai accueillie avec sympathie car je soutenais son objectif, même si la critique du mariage homosexuel, à mon sens, ne peut pas se réduire à l'argument « un papa et une maman, un point c'est tout ».  Je me suis donc retrouvée confrontée à un double sentiment : sympathie pour le mouvement et son objet, mais déception sur la qualité du débat.

Quels en ont été finalement les bénéfices ?

Rendre la parole plus libre. Mais c'est insuffisant. Les conservateurs doivent élaborer des arguments plus solides s'ils veulent peser dans les débats, autrement, les réformes dites de société continueront d'être adoptées par la représentation nationale sans discussion. Cela dit, « La Manif pour tous » était inattendue, elle a surpris jusqu'aux intéressés eux-mêmes. C'est un point positif pour la France car d'autres pays comme le Canada et le Royaume Uni n'ont même pas considéré qu'il y avait matière à débattre. Ce qui montre que la France peut être conservatrice sur certains sujets.

Et le lien entre religion et conservatisme ?

Il y a un lien évident, caractérisé par la volonté commune de conserver et de transmettre en bon état un héritage, en l'occurrence judéo-chrétien. Mais le conservatisme ne se réduit pas à ce lien, il est une pensée essentiellement laïque. Après tout, l'une des grandes avancées de notre civilisation est la séparation entre le religieux et le politique. Le conservatisme avance des idées sur la politique, la société, sans forcément les chercher dans la religion.

Bien sûr, il est difficile de faire une nette séparation car, comme le souligne Roger Scruton, philosophe conservateur anglais, les racines de notre morale quotidienne et de notre politique plongent dans le christianisme de façon implicite. Prenez par exemple la parabole du Bon Samaritain, qui pose la question : qui doit-on aider, comment, dans quelles circonstances ? Nous avons conservé des bribes de cette morale-là dans notre vie dénuée de foi. Si nous voyons quelqu'un en difficulté au bord du chemin, nous considérons que nous devons l'aider, même si nous ne le connaissons pas. Les personnes qui professent un athéisme, voire une détestation de la religion, ne sont souvent pas conscientes du lien substantiel qui existe entre la civilisation occidentale, son système politique et ses origines religieuses.

Mais ces critiques font surtout valoir un naturalisme de l'altruisme que les religions ont découvert empiriquement et ont inscrit dans leur corpus doctrinal ?

Peut-être, mais les faits sont là : il est indéniable que le christianisme a laissé son empreinte morale en Europe. Et à l'échelle historique, cinquante à cent années d'athéisme ne modifient pas encore cette donne.

Le conservateur est attaché à la famille, mais il n'est pas le seul dans ce cas. Quel est son regard spécifique sur ce point ?

Même les plus radicaux en politique peuvent se sentir très conservateurs concernant la famille - sans l'admettre, bien sûr.  C'est en son sein que se construisent les êtres humains, car ils y apprennent la nature de l'amour et l'autorité, des valeurs qui leur serviront tout au long de leur vie. On pourrait imaginer produire les mêmes résultats, inculquer les mêmes valeurs, par d'autres moyens, et toutes les dictatures communistes s'y sont essayées. Mais pour quel résultat, quelle déshumanisation, quelle violence !  Quant on y réfléchit, la famille est une institution humaine exceptionnelle. Produit d'une procréation naturelle, elle devient une institution culturelle, avec son identité propre. Pour le conservateur, elle est l'institution type de la société civile, fonctionnant indépendamment de l'Etat. C'est d'une certaine manière une expérience concrète à échelle réduite du fonctionnement de la société civile.

La défense de la famille est une réponse à l'individualisme actuel, qui d'ailleurs était lui-même une réaction à une famille considérée comme étouffante, dans la période de l'immédiat après-guerre...

Se libérer de sa famille n'empêche pas d'en fonder une plus tard ! Par ailleurs, il y a des cycles historiques. Ma génération, dont les parents ont connu la libération des moeurs des années 1960, tend à revenir à des considérations plus solides. Il est dans la nature des sociétés d'évoluer.

Cependant, on n'a pas toujours conscience des véritables apports de la famille. Ce qui est vécu comme un carcan à un certain âge peut s'avérer avantageux par la suite, car on y acquiert des repères affectifs et moraux qui permettent d'affronter la vie. La critique adressée à la famille est la même que celle que l'on ferait à l'égard de l'amour. Vivre un échec sentimental n'empêche pas de continuer à croire à l'amour et à le trouver. Pour moi, la famille est un idéal-type, qui peut donc faillir dans la réalité, mais qui, quand elle est saine, a une fonction essentielle. Elle est simplement soumise à des aléas, comme toute institution humaine.

En tant que conservatrice, êtes-vous favorable à des programmes politiques et des institutions qui favorisent la famille ?

C'est un dilemme. Un conservateur classique le refuserait car il considèrerait que l'Etat n'a pas à s'immiscer dans les affaires de la famille, qui est une institution indépendante. Pour ce conservateur pur jus, aider une famille en détresse passe par l'action de l'entourage ou celle d'associations privées.

Cela dit, aujourd'hui, l'Etat est plus présent dans nos sociétés qu'il ne l'a jamais été. Ce qui veut dire qu'il peut aussi défaire la famille par son action. De fait, le conservateur de bon aloi doit donc accepter d'actionner les leviers de l'Etat pour contrecarrer de mauvaises politiques publiques.

L'Etat peut aussi aider la famille : pensez au quotient familial. Mais je considère toutefois que certains aspects de la politique familiale de l'Etat sont néfastes à la famille traditionnelle.

Par exemple ?

Le ministère de la Famille vient de devenir le ministère des Familles. Deux jours après l'annonce, François Hollande annonçait des mesures pour les familles monoparentales, arguant que nous vivons dans un monde où tous les modèles de familles se valent, alors que la famille à deux parents reste heureusement majoritaire. Ce n'est absolument pas neutre : l'Etat joue volontairement sur l'ambiguïté entre le descriptif et le prescriptif. Il n'est pas sûr que tous les modèles de famille se valent, et ce n'est certainement pas à l'Etat d'en décider.

Votre livre s'inscrit dans un débat intellectuel qui en France a vu certains penseurs ayant été classés longtemps à gauche comme Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Jean-Claude Michéa, assumer des positions « conservatrices », voire « réactionnaires », selon leurs détracteurs. Pensez-vous que c'est un mouvement qui va s'amplifier ?

Je ne sais pas. Après des décennies d'hégémonie intellectuelle à gauche, on assiste à un rééquilibrage en faveur d'une droite ou plutôt d'un conservatisme qui réunit des gens de gauche, de droite, des catholiques, des républicains, des libéraux... Mais cela ne signifie pas que les idées « conservatrices » aient gagné.

La France a toujours été majoritairement à droite, et la plus grande visibilité des intellectuels conservateurs aujourd'hui ne fait que refléter cet aspect. Mais il y a toujours un décalage entre le peuple et ses intellectuels. De ce fait, la gauche est encore majoritaire à l'université, dans les départements des sciences humaines et sociales. Par ailleurs, je me méfie de ce soit disant triomphe des idées conservatrices qui donne l'illusion d'avoir gagné là où il faut travailler à continuer à constituer un corpus cohérent et affirmatif. Critiquer est nécessaire mais il faut fonder positivement ce que l'on avance si l'on veut convaincre. C'est ce qui manque cruellement à un certain conservatisme français.

La crise que traverse le monde intellectuel de gauche est due pour le dire schématiquement à une division entre rationalistes et déconstructionnistes relativistes? Qu'en pensez-vous ?

Il est vrai qu'il règne à gauche, depuis les années 1960, un puissant discours de la déconstruction.

Ce qui pousse certains penseurs de gauche attachés à un rationalisme hérité des Lumières à se rapprocher de penseurs conservateurs ?

Oui, même si le conservatisme ne se réduit pas au rationalisme, car il accorde une place prépondérante aux émotions, aux sentiments ou encore à la notion de sacré. Mais il est vrai qu'il se réfère souvent à ce que l'on appelle le bon sens. Quant aux théories de la déconstruction, elles ne trouvent plus leurs sectateurs qu'à l'université - ce qui est un signe de l'appauvrissement de la recherche et de l'enseignement - et dans certains médias, ou encore, pour emprunter un exemple dans l'actualité, à « Nuit debout », place de la République, qui par certains aspects est aussi une « fête de la déconstruction ».

Cela vous semble une pente dangereuse ?

Non. La gauche de la déconstruction se bat contre des fantômes. Si l'on prend l'exemple de la famille, il y a déjà longtemps qu'elle a été déconstruite.

Vous faites souvent référence à un philosophe britannique, Roger Scruton ? Qui est-il ?

Roger Scruton est connu dans le monde entier sauf en France! Ce n'est pas une exception :  le libéralisme anglophone est lui aussi ignoré alors que nous gagnerions beaucoup à mieux le connaître. Mais non, nous préférons Alain Badiou. Je viens d'ailleurs d'ailleurs de terminer la traduction de son livre How to be a Conservative (à paraître aux éditions du Toucan. NDLR). Même un auteur classique comme Edmund Burke, qui n'est pas un réactionnaire comme Joseph de Maistre, est peu lu en France. C'est pourtant l'un des grands critiques de la Révolution française, et il n'en a pas moins défendu la révolution américaine et l'indépendance des colonies.

Pourquoi compte-t-il tant pour vous ?

Quand j'ai commencé il y a quelques années à m'intéresser au conservatisme, j'ai lu les classiques comme Edmund Burke. Puis en cherchant à lire des penseurs conservateurs vivants, j'ai découvert Roger Scruton. Ce fut une révélation intellectuelle. Il personnifiait pour moi ce que devrait être aujourd'hui un conservateur, même si, parce que nous appartenons à des générations différentes, je ne partage pas l'ensemble de ses thèses. Ce qui me séduit chez lui ce sont non seulement ses idées, sa vision du monde mais aussi la façon limpide dont il les expose.

Mais qu'est-ce qui fait sa spécificité ?

Avant de le lire, je me heurtais à la difficulté de réconcilier conservatisme et libéralisme. En France, aucun penseur ne cherche à le faire. Il me manquait les « briques » pour structurer ma pensée. Et Roger Scruton me les a fournies, car il s'inscrit dans cette tradition britannique qui articule le libéralisme et le conservatisme sous la forme d'une tension qui reste vivable. Et c'est cela que j'essaye d'expliquer dans mon livre. En France, les deux positions sont tranchées. Par exemple, d'un côté, un Eric Zemmour se range du côté des conservateurs mais rejette férocement le libéralisme. De l'autre côté, un libéral affirmé comme Gaspard Koenig ne tient aucun compte de la société civile, des liens qui la structurent, et de ce qui la relie au passé. Peut-être que je me trompe en croyant pouvoir trouver une telle famille en France, mais je ne peux pas penser que ce qui est valide intellectuellement et pratiquement ne puisse trouver des adeptes.

Nous avons déjà évoqué la place centrale qu'occupe la morale pour le conservateur. Celle-ci est devenue avec la fin des grandes idéologies un thème central de la réflexion philosophique en France, par exemple, chez Michel Foucault et son « souci de soi », André Comte-Sponville ou encore Luc Ferry ? Mais vous, vous la traitez différemment...

La morale est au cœur de la pensée conservatrice. Mais il s'agit de la morale au sens des mœurs, c'est-à-dire une morale collective, et non individuelle, une morale qui règle les interactions entre les personnes au sein d'un groupe, non une éthique qui s'intéresse au « souci de soi ». Le conservateur n'écrit pas des traités de morale, il ne va pas vous dire ce que vous devez faire dans telle ou telle situation, ce serait pour lui incongru. Ce qui compte à ses yeux, c'est la question de la responsabilité dans tous les domaines : les relations humaines, la politique... soit la façon dont nous interagissons les uns les autres ou, pour le dire autrement, la façon dont nous contractons des dettes les uns envers les autres. Par exemple, si nous avons mal agi envers quelqu'un, nous avons contracté une dette envers lui. Et la responsabilité nous invite à réparer cette faute d'une manière ou d'une autre. Les mœurs sont donc l'expression, ou devraient l'être, d'un rapport de responsabilités qui convient à une société donnée.

Même dans le domaine politique ?

Oui. Tout le monde convient que nous connaissons une crise de la politique. D'un point de vue conservateur, la réponse part du constat que nos institutions aujourd'hui ne désignent pas assez précisément les responsabilités des acteurs. Des élus ou des entreprises peuvent ainsi prendre de mauvaises décisions et s'en sortir très bien. C'est insupportable. Ceux qui prennent les risques doivent assumer les conséquences de leurs actes. Par exemple, les entreprises qui polluent doivent assumer le prix du mal causé.

Vous comprenez le ras-le-bol au sein de l'opinion dans cette crise ?

Oui. Prenons la loi travail. J'y suis personnellement favorable. Mais je peux comprendre certaines des critiques portant sur la question de la flexibilité car ce projet est proposé par des gens qui sont eux très protégés. L'opposition à la loi excède largement la loi elle-même, et cristallise toutes sortes de sentiments sur l'état déplorable des relations de travail en France, dont cette asymétrie. Et on pourrait multiplier les exemples. Nos dirigeants ne s'appliquent pas à eux-mêmes leurs propres recommandations. A un tel degré, c'est très français !

Pourquoi cette asymétrie est-elle si répandue ?

Parce que nous profitons tous à une certaine échelle de relations et passe-droits. Nous sommes ambivalents, d'un côté nous maudissons ce fonctionnement de réseaux, d'un autre, nous en sommes les bénéficiaires et les instruments. Et personne évidemment n'accepte de se sacrifier pour renoncer à des avantages s'il pense que les autres continuent de bénéficier d'autres avantages.

Comment sortir d'un tel cercle ?

Il faudrait avoir des discussions collectives sur ce sujet. Par exemple, on parle régulièrement des intermittents, qui bénéficieraient d'avantages supérieurs à la moyenne, ce qui est vrai. Mais on ne parle jamais du cas des cadres, dont l'indemnisation est  proportionnellement bien plus importante et sur une période plus longue. C'est un système très généreux pour cette catégorie socio-professionnelle, comparé à d'autres pays. Mais si vous posez ce problème à la droite, elle refusera même d'en parler. Dès lors, comment peut-elle être crédible lorsqu'elle s'en prend aux intermittents ou qu'elle critique « l'assistanat » ?

Il y aurait donc une corruption généralisée des esprits ?

Je ne crois pas à la disparition du clivage gauche-droite, mais face à un tel problème on peut trouver un consensus dans le pays. C'est ce qui s'est d'ailleurs passé en Grande-Bretagne lorsque Margaret Thatcher est devenue Premier ministre. Certaines personnes la détestaient, mais elle avait le pays derrière elle car les gens voulaient passer à autre chose. Aujourd'hui, la crise est celle de l'élite et des institutions, et la façon dont elles responsabilisent les individus et dont elles sont elles-mêmes responsables. Je suis frappée par exemple par la prééminence, en France, du modèle césariste, où un chef décide de tout. En France, dans une université  ou une association, le conseil d'administration semble avoir une fonction décorative. En Grande-Bretagne, en revanche, les membres d'un conseil d'administration ont un réel pouvoir et s'en servent.

Vous dites que le conservatisme pratique un art des limites, mais l'histoire n'avance-t-elle pas aussi par son côté négatif, par des crises ? Des progrès comme l'abolition de l'esclavage ou la reconnaissance de l'égalité des droits entre femmes et hommes ne se font-ils pas en remettant en cause l'ordre établi?

Dans le chapitre de mon livre consacré à cette notion centrale qu'est pour moi la limite, je montre avant tout ce vers quoi il faudrait tendre. Mais il s'agit davantage d'une position philosophique que politique. Je ne prétends pas donner une solution aux crises. Je cherche plutôt à élaborer une philosophie conservatrice comme rapport au monde, autrement dit comme rapport à la contrainte. Cela ne signifie pas qu'il faille accepter les situations injustes, qui plus est si nous pouvons agir pour y mettre fin. Mais n'est-ce pas ce que nous faisons quotidiennement ? L'être humain cherche à améliorer et à transformer continuellement la situation dans laquelle il se trouve. Mais la solution ne consiste pas à aller systématiquement tout droit, par exemple en demandant à l'Etat de régler tous nos problèmes, mais quelquefois à opérer un détour ou à aller chercher ailleurs une solution que l'on n'aurait jamais eue si la contrainte ne s'était pas présentée. C'est une vérité humaine, une forme d'acceptation de notre condition : il y a des choses qui nous dépassent. L'expérience douloureuse d'un deuil en est l'exemple. Que serait l'humanité si les gens ne mouraient pas ?

C'est l'acceptation de notre finitude...

Oui, je ne me battrai jamais pour que la mort disparaisse, contrairement aux transhumanistes qui pensent qu'il n'y a pas de limites à notre condition. Mais je reconnais qu'il y a un paradoxe chez le conservateur. Il se réjouit comme les autres gens que de graves maladies soient aujourd'hui guéries. Or s'il suivait mon raisonnement initial, il devrait trouver plus naturel que les hommes meurent à 80 ans, à l'abri de la médecine, et non à 100 ans, grâce à son aide, parce que telle est la condition humaine. Il y a une contradiction entre l'acceptation et la volonté d'agir : c'est la contradiction de la modernité, et le conservateur n'y échappe pas.

Il y a du stoïcisme chez le conservateur, la recherche de vertus...

J'ai toujours été fascinée par les philosophes grecs de l'antiquité. Mais il est vrai aussi que pour être conservateur, il faut un environnement favorable. On ne peut pas l'être tout seul. La société actuelle, telle qu'elle nous éduque et telle qu'elle est organisée, ne pousse pas à acquérir de telles vertus. Certaines institutions le faisaient auparavant, comme l'école, qui continue parfois à jouer ce rôle tant bien que mal, la religion, ou celle, plus discrète, du regard de la communauté des pairs, qui par leur jugement vous empêchait de faire n'importe quoi. C'est en agissant collectivement que l'on peut créer une situation propice au développement de ces vertus. Aujourd'hui, la prolifération des tentations est telle qu'elle crée l'envie en permanence... On sait ce qui se passe à l'autre bout du monde sans connaître notre voisin, on sait comment vivent les gens riches... Dans ces conditions, apprendre à agir avec mesure est plus difficile qu'il y a 50 ans. Il est donc délicat de condamner la faiblesse des individus, d'autant que dans un monde qui prône la performance, il est devenu presque tabou de dire que l'on aspire à certaines limites.

Au delà de cette défense du conservatisme que vous développez dans votre livre, quels sont vos objectifs ?

Mon projet est aussi modeste qu'ambitieux ! Je compte continuer à écrire sur le conservatisme et les sujets qui en découlent pour tenter de convaincre de la validité de ce courant philosophique. Les questions du langage, de l'art par exemple sont, selon moi, des thèmes sur lesquels un conservateur doit avoir des choses à dire. Tout ne se réduit pas au politique. Cela dit, même si je ne suis pas militante, si un mouvement politique conservateur venait à émerger en France, j'aimerais y participer d'une façon ou d'une autre. Je ne suis pas un ermite, bien au contraire !

Propos recueillis par Robert Jules

(*) Laetitia Strauch-Bonart "Vous avez dit conservateur?", Editions du Cerf (mars 2016), 320 pages, 22 euros.

Son site: Thoughtopia

couverture Laetitia Stauch-Bonart

Robert Jules

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Commentaires 11
à écrit le 20/06/2016 à 13:46
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Madame Strauch-Bonart défend sa vision politique : le conservatisme-moi-je. Derrière le joli minois toutefois, rien que de très convenu. « Les femmes cherchent un féminin à “auteur”, nous disait Jules Renard : il y a “bas-bleu”. C’est joli, et ça d...

à écrit le 19/06/2016 à 9:34
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Cette jeune femme lancée dans le grand bain médiatique manie d'abord des idées simplettes, pour ne pas dire simplistes. On nous dit qu'elle a travaillé pour un think tank. A mon avis c'est ça la nouvelle importante, parce que ces boutiques ont toutes...

à écrit le 18/06/2016 à 18:09
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Surtout à cause de "l'élite intellectuelle", spécialiste du plagiat...

à écrit le 15/06/2016 à 13:09
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Intéressant réflexion sur les contradictions de la société française, et une élaboration des causes d'absence de solutions pérennes. Cela peut contribuer à la réflexion pour en trouver.

à écrit le 15/06/2016 à 10:41
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"Le libéral donne la priorité à la liberté individuelle..." Surtout la liberté individuelle d'asservir les autres sans contrainte pour son propre bien être.

à écrit le 15/06/2016 à 10:10
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- la 1er voie, celle qui se dessine actuellement est celle de la guerre civile avec de probables scissions régionales afin de sauvegarder leur identité culturelle. - la 2ème voie, c'est celle de l'instauration d'une démocratie populaire type ancie...

le 15/06/2016 à 16:21
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je ne vois pas d'issue pour la france , au fait c'est qui la france?

à écrit le 15/06/2016 à 9:42
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Depuis quand "aider son prochain" est une valeur strictement judéo-chrétienne ? Non, les athées aident les gens dans le besoin, même quand ils ne les connaissent pas, non pas parce qu'ils ont des racines judéo-chrétiennes qu'ils ignorent, mais parce...

à écrit le 15/06/2016 à 7:48
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Laetitia, vous semblez oublier dans votre admiration portee des philosophe grecs, ce que devaient endurer les esclaves de ce temps. Il est facile de verbaliser comme de faire chauffer de l'eau. Tout individu cense aujourd'hui devrait ficher le camp ...

à écrit le 14/06/2016 à 21:30
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La devise "Travail, Famille, Patrie" n'est ni de droite ni de gauche, ni réactionnaire, ni conservatrice, ni progressiste ou révolutionnaire. Elle traduit simplement l'aspiration "immédiate" des individus. Le reste n'est qu'un habillage politiquement...

à écrit le 14/06/2016 à 21:30
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"Certains penseurs, des politiques et une grande partie de la noblesse, ont rejeté la Révolution", "... la question de la flexibilité car ce projet est proposé par des gens qui sont eux très protégés", " il y a toujours un décalage entre le peuple et...

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