La « désoccidentalisation » va toucher désormais nos entreprises

Par Patrick d'Humières  |   |  929  mots
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OPINION. Si les entreprises ne s'engagent pas mieux pour un nouvel ordre international, durable et responsable, le réveil sera difficile. Par Patrick d'Humières, Président de l'Académie Durable

Les grandes gagnantes de la mondialisation sont les entreprises occidentales qui s'appuient sur un capital privé et une grande liberté d'investissement, dont les coréennes, les japonaises, singapouriennes ont copié le modèle. Elles ont su renforcer leur efficacité et conquérir une autonomie de décision qui leur permet désormais de fixer leur prix et de bénéficier de parts de marché qu'aucun concurrent ne peut contester sauf y consacrer des fortunes considérables ; c'est ce qu'on appelle le nouveau « market power », dont le grand économiste anglais Martin Wolf dénonce les risques de surpuissance face aux États dans son ouvrage majeur « the crisis of democratic capitalism », relevant le déclin réel de la concurrence, voulue chez nous pour rattraper la Chine et la capacité à influencer la démocratie pour que les investisseurs maximisent leur résultat, au détriment d'une fiscalité qui aura diminué de moitié en trois décennies pour les grands groupes. Résultat, l'argent est consacré aux rachats d'action et Warren Buffet se plaint de ne pas avoir assez de projets à financer, avec un taux de rendement suffisant veut-il dire, alors que le monde n'a jamais croulé sous un tel besoin de financement des infrastructures, des énergies nouvelles et de la transformation écologique.

Notre monde occidental se caractérise par une asymétrie croissante entre cette prospérité des grands groupes et le déclin des revenus des catégories moyennes dans nos sociétés et aussi chez les émergents, Chine également. Face à quoi nous ouvrons béants les échanges au capitalisme d'État contrôlé par les États autoritaires et à des modèles d'entreprise qui jouent avec l'intégrité, le climat et les droits sociaux et humains, en opposition avec ce modèle vertueux dit RSE qu'on a cru pouvoir imposer dans la période récente pour corriger les impacts sur le climat, la biodiversité, l'équité et la loyauté des nouveaux conquistadors de la technologie. Ces bonnes intentions se sont noyées dans une communication envahissante à laquelle même la finance dite durable a fini par croire, avant de subir les assauts des républicains américains, furieux de se voir imposer des baisses de rendement pour leurs retraites au nom des générations futures, qui ne semblent pas les concerner !

Ce basculement de la doxa entrepreneuriale dans un cycle plus cynique que jamais se fait au détriment d'une vision durable, c'est-à-dire intégrant les dimensions sociales, environnementales, de bonne gouvernance avec la création de valeur économique, qui a coïncidé avec le miracle de l'Accord de Paris ; cela n'empêche pas que des initiatives importantes se prennent en faveur de la décarbonation, des énergies renouvelables ou d'innovations plus sobres en énergie ; mais il n'est plus question de porter un modèle durable, venant corriger le modèle actionnarial dénoncé lors de la crise de 2008, acceptant un ré-équilibrage du partage de la valeur en faveur des autres parties prenantes. Exit le capitalisme rhénan à l'européenne, lors de l'offensive allemande du PPE à Bruxelles qui a tenté d'affaiblir substantiellement le Green Deal et de remettre en cause le schéma de gouvernance libérale pour aller vers un « just and decent profit » ou « une prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux » sérieuse, tel que la loi Pacte française l'avait proposé !

« Un intérêt général mondial »

Ce retournement n'est pas seulement le résultat d'une peur de perdre en compétitivité par rapport à un dumping des entreprises d'État des pays autoritaires qui échappent à une régulation durable internationale qui n'existe pas. Il est peut être et d'abord le résultat d'une abdication des acteurs occidentaux concernés qui ne croient pas dans la double finalité, sociétale et économique de l'aventure entrepreneuriale et qui sont aussi incapables de penser « un intérêt général mondial » de long terme que leurs compétiteurs chinois, russes ou turcs. C'est vrai des organisations professionnelles qui à quelques exceptions près ne veulent pas négocier de baisses de rendement contre une résilience planétaire mieux répartie ; c'est vrai de la communauté académique qui continue d'enseigner les modèles d'efficience aux futurs dirigeants, tels qu'eux même les ont copiés sur la base d'un management issu de la reconstruction et des trente glorieuses. C'est vrai des régulateurs qui ne savent inventer, entre la loi et le marché, un espace contractuel qui soumet les entreprises à une contribution globale corrélée avec son utilité sociale mesurée simplement.

Le pari de l'Union européenne a été de confier à la finance le soin d'infléchir le comportement durable des entreprises, en le soumettant à des obligations de transparence ; ce pari aura engagé le mouvement de prise de conscience, mais il n'est pas assez efficace pour faire face aux défis historiques que nous vivons, c'est-à-dire pour faire des entreprises des alliés des régimes démocratiques et de ses valeurs fondamentales, en dehors de quoi le monde s'enfoncera dans une crise géopolitique, climatique, sociale et culturelle sans cordes de rappel. Le pouvoir conquis par les entreprises, leur capacité à inventer, investir, répartir leurs solutions en faveur de tous, de façon équitable, loyale, décarbonée, est une nouvelle frontière que doit se donner la communauté économique occidentale si elle veut retrouver une exemplarité susceptible de bâtir un nouvel ordre stable et prospère ; plus que jamais « il n'y aura pas d'entreprise qui gagne dans un monde qui perd ».