La France post-COVID  : pourquoi le télétravail ne marchera pas

Par Samir Ayoub  |   |  927  mots
(Crédits : DR)
IDEE. Les sondages post-confinement se multiplient et se ressemblent : la grande majorité des salariés français souhaitent poursuivre leur activité en télétravail au moins une journée par semaine. Côté entreprises, la tentation de réduire les coûts liés à l'investissement immobilier est très forte. Pour les uns comme pour les autres, est-ce une aubaine ou une fausse bonne idée ? Par Samir Ayoub, Professeur à l'ESSCA School of Management

Il ne s'agit pas ici de débattre de l'impact qu'une journée de télétravail par semaine pourrait avoir sur l'entreprise et la société en général, mais plutôt d'envisager si la mise en place de ce dispositif de façon plus conséquente et sur le long terme est vraisemblable en France.

Nous souhaitons démontrer que la généralisation durable d'un tel dispositif ne pourra avoir lieu dans notre pays. En effet, au-delà des avantages avancés, tournant autour de l'équilibre de la vie privée/professionnelle, la liberté ou l'épanouissement personnel, le télétravail hors temps de crise se heurtera à des difficultés, trouvant leurs sources dans le droit, l'organisation sociale et l'héritage catholique de la France.

Règles vs Principes

Déjà appliqué massivement par les multinationales de la Silicon Valley, le télétravail permet d'embaucher des ingénieurs ou développeurs aux quatre coins du monde sur la base d'un droit du travail qui prend ses sources dans la « Common Law ». Fondée sur des principes de droit qui découlent de la jurisprudence, celle-ci est sous-tendue par une inspiration aristotélicienne de la loi.  La Common Law se situe à l'opposé de la tradition platonicienne de la France, où les règles de droit sont écrites a priori et définissent un idéal que chacun doit tenter d'atteindre.

Ainsi, ces deux historiques juridiques impliquent des systèmes de pensée différentes du travail, l'un basé sur des principes, l'autre sur les règles.

Le télétravail devient, dès lors, sujet d'interprétation au sein de ces deux systèmes. Or la France, est historiquement adepte de la régulation et n'aime pas les principes qui prêtent à interprétation. Ce qui rend la généralisation du télétravail particulièrement difficile, dans un pays ayant plutôt tendance à se satisfaire de schémas ordonnés et immuables. Pour le télétravail, ceci se traduira inévitablement par une volonté du législateur de le normaliser davantage - bien que présent dans le droit de travail français - afin d'en limiter toute interprétation, rendant ainsi caduque la liberté initialement recherchée dans cette forme d'organisation.

L'héritage catholique de la France

L'implantation millénaire du catholicisme en France vient renforcer notre diagnostic, elle qui a également profondément ancré le respect de la discipline et des dogmes dans les mentalités et les traditions nationales.

Encore aujourd'hui, l'éthique des affaires provient directement de la pratique de la religion, bien plus que des codes élaborés et imposés par la société. Or, le souci de la forme est très prégnant dans la religion catholique. Les rituels de l'Eglise inculquent aux fidèles la manière dont les choses doivent être faites ou rejetées. Les pays du nord de l'Europe ou de culture anglo-saxonne ont à l'inverse mis l'accent sur le contenu et l'impartialité plutôt que sur la forme...et il est a contrario souvent d'usage de relier ces pratiques avec les origines protestantes et/ou anglicanes de ces pays. Cette confession met en effet beaucoup plus l'accent sur l'individu et sa relation personnelle avec Dieu, sans qu'il n'y ait de médiation nécessaire à travers les rites de l'Eglise.  Dans cet ancrage culturel, ce qui comptera dans le télétravail, c'est le résultat, la productivité !  Appliqué au télétravail, ce credo permet d'envisager sans crainte dans l'organisation, le fait qu'un salarié ne soit pas susceptible d'être contrôlé en permanence par sa hiérarchie ou par les ressources humaines. Tout le contraire de la profession de foi à la française...

La prudence comme postulat de départ

En effet, la troisième explication rendant le télétravail inapplicable durablement en France, est à chercher du côté de l'entreprise. Celle-ci, par prudence, restera très réticente à se sentir « dépossédée » d'un salarié en lui permettant de travailler à distance. Face à une situation inédite, et dans le souci de préserver l'intérêt de l'entreprise, un manager ou un DRH ne pourra s'empêcher de penser qu'un salarié en télétravail a autant de probabilité de travailler que de ne pas le faire. Quel manager, aussi bienveillant soit-il, n'est-il pas traversé d'un tel doute, lorsque son employé chargé de famille sollicite une demande de télétravail le mercredi ?

Aussi, dans un pays où le CDI s'apparente au précieux sésame ouvrant à une sécurité de l'emploi, quelle que soit la situation conflictuelle entre le salarié et le patron, c'est à ce dernier qu'incombe la charge de la preuve. Or, il restera beaucoup plus facile pour lui de prouver une faute professionnelle en ayant le salarié sous la main qu'à plusieurs kilomètres du bureau.

Cette situation ne saurait qu'inciter les managers à la prudence voire au découragement vis-à-vis de toute demande allant dans le sens du télétravail.

En somme, au-delà des effets corollaires et largement développés du télétravail comme la baisse de créativité générée par l'isolement ou l'atteinte à l'unité de l'entreprise et à sa culture, nous estimons que la généralisation d'une telle pratique en France - hors temps de crise - restera durablement compliquée.  Même à la faveur de quelques semaines de confinement, le « monde d'après » ne saurait aller à l'encontre de la culture millénaire du « monde d'avant », dont les entreprises sont pétries.