La grève rapproche inéluctablement Air France de l'accident industriel

Par Pascal Mathieu  |   |  1091  mots
Air France a d'énormes atouts, mais il vaut mieux agir efficacement pour redresser durablement la compagnie que compter simplement sur la chance. Attendre que la compétition économique soit honnête pour s'engager à fond dans le renouveau d'Air France, c'est s'exposer au décrochage. Par Pascal Mathieu, administrateur du Groupe Air France représentant l'encadrement CFE-CGC

Des syndicats d'Air France menacent de faire grève pour des revendications hétéroclites et souvent corporatistes qui cristallisent une inquiétude face au risque de délocalisation de l'emploi. Mais la lecture de leurs préavis montre d'abord une mauvaise compréhension de la situation d'AF-KLM et des enjeux de la concurrence.

 Après des mois de vaines négociations, et pendant que son personnel s'est attelé avec succès au début de redressement d'Air France, ce foyer de crise sociale nuit gravement à la Compagnie. Cela désespère à la fois, beaucoup de salariés dont une majorité de l'encadrement, mais aussi les français encore attachés à leur pavillon national.

 Quelle attitude du gouvernement?

L'encadrement reste perplexe : que fera Jean-Marc Janaillac, le nouveau PDG d'Air France - KLM qui entrera en fonction le 4 juillet ? Quelle attitude aura le gouvernement ?

Et pourtant, l'urgence pour Air France n'est-elle pas de décider d'une stratégie claire, d'exposer franchement cette vision à long terme, de se donner les moyens de cette ambition et de l'appliquer sans délai ?

 Rappelons les fondamentaux de la gouvernance d'une compagnie aérienne qui ressemblent à s'y méprendre à ceux de la sécurité des vols. Ils pourraient utilement servir aujourd'hui :

  • Le pilotage de base impose aux pilotes de maintenir une trajectoire sûre dans le cadre du domaine de vol. Une compagnie n'existe qu'en respectant les lois du marketing et en s'adaptant de façon continue. Ce sont les clients et la concurrence qui dictent l'économique, ce n'est pas le social. Et comme dans tout commerce, il n'y a de développement, que rentable. Des compagnies prestigieuses n'existent plus (TWA...) ou sont devenues l'ombre d'elles-mêmes (Alitalia...), dans l'indifférence générale, pour avoir ignoré ces évidences.
  • La gestion des priorités en cas de panne en vol est vitale. Les syndicats d'Air France se battent légitimement pour que l'Europe cesse de tolérer, voire d'encourager le dumping social. Ils luttent pour réduire le différentiel de compétitivité des emplois en France. Ils se bagarrent pour que le transport aérien ne soit plus le parent pauvre de la création de valeur du secteur. Ils combattent la concurrence déloyale des compagnies du Golfe. Mais attendre que la compétition économique soit honnête pour s'engager à fond dans le renouveau d'Air France s'assimile à une réduction de vitesse de l'avion jusqu'au décrochage.

Les concurrents en meilleure santé

  • La conscience de la situation dans et autour de l'avion permet d'agir à bon escient. La conjoncture favorable actuelle a permis de faire passer les aiguilles des instruments dans le vert. Air France reprend de l'altitude et de la vitesse. Elle n'est donc plus en danger immédiat. Mais comme toute entreprise, elle n'est pas immortelle. Ses concurrents sont en meilleur santé, plus gros et s'adaptent sans relâche. Pendant que les conflits internes l'épuisent, l'écart de compétitivité avec eux ne se résorbe pas.
  • L'anticipation est une vertu aéronautique. « Être devant l'avion » est le slogan de cette vigilance. Le transport aérien est une activité cyclique et sensible à beaucoup d'aléas. Les conditions météo ne seront pas toujours aussi clémentes. Le pétrole ne restera pas éternellement bas. Dès la prochaine crise, peut-être dans quelques mois, les compagnies les plus fragiles disparaitront, ou seront soit reléguées, soit inféodées. Plus les mesures d'amélioration interne sont retardées, plus elles seront difficiles à prendre, voire inutiles. Si Air France ne profite pas des ascendances actuelles pour emmagasiner de l'énergie, elle risque d'être en décrochage trop près du sol pour espérer s'en sortir à la prochaine turbulence sévère.
  • Tout comme la mécanique du vol est universelle, il y a peu de possibilités d'innovation stratégique dans le pilotage d'une compagnie. Avoir un bilan financier sain et, dans le maximum de segments d'activité, rendre les coûts inférieurs aux recettes est vital. Cela permet de financer les investissements toujours lourds et d'être attractif pour nouer des partenariats industriels et commerciaux fructueux. Cela permet d'acquérir de façon rentable des parts de marché et d'atteindre ainsi une taille suffisante. Et seules les compagnies traditionnelles qui développent une filiale à bas coût puissante resteront en première division. Dans la féroce consolidation capitalistique du transport aérien mondial, il faut respecter ces conditions pour être à la table et non au menu de ses concurrents !
  • Le travail en équipage est une notion ancestrale de l'aéronautique qu'il faut raviver ! Solidarité et équité entre les métiers sont aussi essentielles que la confiance dans le management et la répartition équitable de l'activité entre AF et KLM.

Blocage et immobilisme

  • La responsabilité, le leadership et la prise de décision sont nécessaires à la performance d'un équipage. C'est le management qui a la responsabilité de la Compagnie, pas la corporation des pilotes qui doit rester à sa place. Les syndicats exercent les fonctions indispensables de monitoring, d'alerte, de défense et de proposition. A l'instar de la sécurité d'un vol, particulièrement lorsque la pérennité de la Compagnie est en jeu, le blocage ou l'immobilisme sont catastrophiques.
  • Enfin, le sang-froid et le bon sens, « l'airmanship », doivent prévaloir. Quelles que soient les responsabilités de l'échec du dialogue social, laver son linge sale en public a des impacts néfastes. De grèves horriblement coûteuses en grèves suicidaires, l'intention de nos clients à « voler Air France » pourrait s'éroder dangereusement. Peu de nos concitoyens, englués dans leurs difficultés, s'apitoient sur le sort des pilotes d'Air France qu'ils envient. L'Etat a d'autres chats à fouetter, manque d'argent et a peu de possibilité légale d'intervention. Notre allié néerlandais KLM a beau jeu de caricaturer notre compagnie nationale. La majorité des salariés de la compagnie sont las d'être les témoins impuissants des querelles irrationnelles direction/navigants et d'en faire les frais.

 Air France a d'énormes atouts, des personnels compétents, un réseau vaste, un savoir-faire historique et bénéficie d'une richesse culturelle et touristique nationale. En aéronautique, il vaut mieux agir efficacement que compter sur la chance, dernier rempart contre les menaces lorsque toutes les barrières de protection ont échoué. L'avenir d'Air France ne doit pas être gâché en le jouant au loto de la grève : que le discernement l'emporte !

Pascal MATHIEU

Administrateur du Groupe Air France représentant l'encadrement

CFE-CGC