"La Russie veut incarner la désoccidentalisation du monde"

Pour Thomas Gomart, directeur de l'Ifri, la Russie se referme sur elle-même, le nationalisme servant à renforcer la cohésion d'un pays dont le modèle économique est en crise depuis 2009.
Thomas Gomart, directeur der l'Ifri

Dans la note que vous venez de publier* avec l'Institut de l'entreprise, vous soulignez la nécessité, y compris pour le monde économique, de prendre en compte l'histoire, pour appréhender la politique russe. En quoi pèse-t-elle sur la stratégie de Vladimir Poutine ?

L'analyse en termes de risque pays ignore souvent la trajectoire historique des pays concernés. Cela nuit à la compréhension, notamment s'agissant d'un pays comme la Russie. Il est difficile de comprendre ce pays sans s'intéresser aux cycles de son histoire. Lire sa trajectoire permet de cerner les intentions qui peuvent être celles des dirigeants, soviétiques hier, russes aujourd'hui. S'agissant de Poutine, on peut affirmer que sa principale préoccupation est celle de la place qu'il laissera dans l'histoire russe, beaucoup plus que l'adaptation de son pays à la mondialisation.
Son système de références provient directement de la lecture qu'il fait de l'histoire russe et de la place de la Russie dans le monde. Il est donc impossible d'anticiper le comportement de Vladimir Poutine sans le relier à cette histoire. Ce facteur historique existe aussi pour la Chine, les Etats-Unis, des pays qui ont en commun d'avoir encore une capacité à porter un projet de puissance.

La Russie a-t-elle les moyens économiques d'un projet de puissance, alors qu'elle s'enfonce dans la crise ?

C'est un trait de l'histoire russe, ce décalage, entre ce qui relève de la puissance -investissements militaires...- et la capacité économique du pays. C'est un véritable fil rouge. Georges Sokoloff l'avait résumé en une formule : la puissance pauvre. C'est l'idée selon laquelle ce pays a toujours surinvesti son domaine militaire, au regard de son potentiel économique. En ce sens, Poutine est extrêmement russe, très conforme à l'histoire de son pays.
Il n'y aura pas de rupture de ce point de vue. Il faut relativiser la crise économique actuelle, la mettre en regard de la mémoire qu'ont les Russes de la décennie de déshérence qui a suivi la chute de l'URSS, dans les années 1990. Cette mémoire est encore présente, et le registre économique actuel n'est pas aussi dramatique. Certes, le pays est en récession, mais après 12 années de croissance, la perception n'est pas celle d'une crise aigüe.

Mais le pays va continuer de s'enfoncer, dans l'hypothèse plausible où le prix du pétrole reste durablement bas....

Quand on regarde les fondamentaux, le modèle russe a commencé à tousser dès 2009. Tout le monde comprend que la diversification de l'économie ne marche pas. Le moteur des années 2000, c'est la montée du prix du pétrole, qui s'accompagne d'une forte consommation intérieure. Mais la politique d'investissement dans les infrastructures est restée insuffisante. Certes des tentatives de générer de l'innovation ont eu lieu comme le montre l'exemple de Skolkovo, mais là comme ailleurs l'innovation ne se décrète pas !
L'outil de production ne se développe pas dans un pays qui souffre d'un manque d'infrastructures, d'un manque de confiance institutionnelle et de stabilité du système bancaire. Du coup, la manne des recettes tirées du pétrole a surtout permis la constitution de fonds de réserve qui servent d'amortisseurs à la crise actuelle. Mais encore une fois, la capacité de la population à absorber ces chocs est assez grande.

Comment évolue le régime sous l'effet de la crise ?

Nous assistons à une réactivation très visible aujourd'hui du nationalisme en Russie. La guerre, le recours à une politique de puissance, ont une fonction dérivative pour l'opinion russe, bien sûr en regard de la dégradation de sa situation économique. Ce qu'il faut voir en outre, c'est la montée d'un discours très idéologique sur la contestation des règles occidentales. L'impression prévaut que la Russie veut jouer sur l'exaspération d'autres pays, pour incarner la désoccidentalisation du monde.

Elle agit notamment au sein des Brics. Mais ce groupe n'est-il pas dépassé ?

La notion du Brics a fait fortune, car elle a permis de décrire un déplacement du centre de gravité du système monde. Ce qui caractérise ces cinq pays, c'est qu'ils ont tous des projets de puissance. On y trouve trois puissances nucléaires, et l'Inde qui investit beaucoup dans ce domaine, et deux pays -l'Afrique du Sud, le Brésil- qui ont renoncé dans leur histoire au projet nucléaire.
Les analystes critiques du concept « Brics » voient dans ce groupement de pays plus d'antagonismes que d'éléments de convergence. Ce n'est pas faux, à voir les relations Chine-Inde ou la relation Chine-Russie. Tout cela ne débouchera sans doute pas sur des phénomènes d'intégration que l'on a pu voir ailleurs.
Mais force est de constater que les Brics ont pris l'habitude de se rencontrer. Ils deviennent un forum de critique systématique du comportement occidental et des politiques de sanction. Et ils mettent en place des instruments financiers pour échapper à la domination occidentale. Il y a une dynamique politique à ne pas négliger. Et le pays qui s'est montré le plus désireux de transformer les Brics en forum politique, c'est la Russie, depuis 2009.

Quel est l'impact des sanctions occidentales dans cette évolution?

Le recours politique aux sanctions devient habituel, il a tendance à s'imposer dans la panoplie diplomatique des Occidentaux. Ces sanctions ont un coût extrêmement lourd dans le domaine économique mais aussi politique.
Le sujet est double. Il y a les sanctions exercées et les contre sanctions (avec des conséquences sévères pour certains secteurs, comme l'agriculture en France). Il y a surtout l'arrière-plan américain pour des acteurs exposés à la fois en Russie et aux Etats-Unis. Ces acteurs craignent les foudres d'une « justice » américaine en cas de non-conformité avec des politiques de sanctions. En d'autres termes, les relations avec la Russie ne peuvent se comprendre sans saisir l'arrière-plan transatlantique.
La France, l'Italie, l'Allemagne, mais aussi le Japon, souhaiteraient assouplir les sanctions. En revanche, les Américains ne voient pas les choses ainsi, parce que le business américain n'est pas impacté comme l'est le business européen. Par ailleurs, au sein de l'Union européenne, des pays n'envisagent pas de levée des sanctions, comme les pays baltes ou la Pologne, car ils considèrent que la menace russe s'accentue.

Quel est votre scénario de sortie de crise ?

La version optimiste, d'abord. Ce serait un allègement des sanctions, mais avec le maintien symbolique d'une partie de celles liées à l'annexion de la Crimée. Si les relations russo-ukrainiennes se stabilisent, la levée générale des sanctions est envisageable. Le scénario pessimiste, reposant sur la poursuite du conflit avec l'Ukraine, conduirait au renfermement de la Russie sur elle-même, en entraînant un comportement de sa part plus agressif. Et donc l'entrée dans une période difficile, sur plusieurs années.
Une des clés de la politique de sanctions, c'est la relation russo-américaine. Evidemment, tout dépend de la future administration, à Washington. Poutine pourrait s'entendre avec Trump. Avec Clinton, ce sera plus tendu.

En tout état de cause, la Russie est un pays qui est en train de se refermer. Poutine fonde sa politique étrangère sur un déclin rapide des Etats-Unis et de l'Europe. Le rétrécissement du pays sur le plan économique s'accompagne paradoxalement d'une démonstration de force globale. Le mot résumant le mieux l'attitude russe, c'est « puissance ». La Russie reste dans une grammaire de puissance comme les Américains et les Chinois. C'est pour cela que les Européens peinent à la comprendre.

Quelles seront les conséquences de cette politique de fermeture pour le monde économique occidental ?

Les entreprises européennes actuellement sur place font le dos rond. Mais les grands projets d'investissement industriel sont rares en raison des perspectives de croissance faible et des contraintes liées aux sanctions. En revanche, les marchés pourraient à nouveau s'intéresser à la Russie dans les mois qui viennent.
Le nationalisme sert à resserrer la cohésion du pays. Les mois qui nous séparent de l'installation du prochain président américain peuvent donner lieu à des turbulences. Poutine a démontré son sens tactique et son opportunisme. Il n'hésite pas à prendre des risques en misant sur l'atonie occidentale.

 *Le retour du risque géopolitique, Le triangle stratégique Russie, Chine, Etats-Unis, Institut de l'entreprise, février 2016, 56 p, préface de Patrick Pouyanné.

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