La théorie monétaire du bonheur

Par Michel Santi  |   |  1167  mots
Michel Santi. (Crédits : DR)
OPINION. Les crises successives sont venues rappeler à nos dirigeants politiques et nos penseurs économiques que nos modèles économiques tendent à oublier la variable des endettements en dépit du rôle prépondérant et actif qu'elle y joue. Par Michel Santi, économiste (*).

Un État qui met son système monétaire au service de ses citoyens et de ses
entreprises considère l'argent comme un instrument favorisant leur
prospérité. En l'absence de cette détermination, l'action de l'État est
inefficace ou ne l'est que pour une minorité. Ce qui dégénère en «pauvreté
au milieu d'abondance», pour reprendre les termes de Keynes, qui illustrait
parfaitement son propos en décrivant un contexte «où les maisons viennent à
manquer mais où nul ne peut habiter dans celles qui existent par manque de
moyens» ! L'État doit donc mettre l'ensemble de ses ressources au service de
la nation.

Aucun obstacle ni aucune limite

À cet effet, les déficits publics ne doivent rencontrer aucun
obstacle ni aucune limite, si ce n'est l'accomplissement de la raison même
d'exister d'un État, à savoir le rétablissement du plein emploi. Il existe
un système permettant de restaurer et de réconcilier ces deux composantes
fondamentales, en apparence antinomiques, de notre vie économique. Il manque
en revanche la volonté et le courage politiques pour le mettre en place.

Les crises successives ont mis en évidence les déficiences de nos modèles
économiques où la variable des endettements est étrangement absente en dépit
du rôle prépondérant et actif qu'elle y joue. Notre système économique
actuel prend naturellement en compte les variables des prix et des salaires.
Il est en outre déterminé par la banque centrale qui, à travers son
instrument traditionnel de contrôle du taux d'intérêt, dispose d'un
formidable levier à même de doser notre prospérité.

En retard d'une globalisation

Pour autant, l'ingrédient essentiel de la dette semble cruellement faire défaut à nos
modèles économiques actuels où nul n'a encore eu le cran d'intégrer la
variable du crédit. La corporation des économistes, et avec elle les agences
de notation qui parasitent le système, sont ainsi en retard d'une
globalisation et semblent restées au stade antérieur des économies fermées
où toutes les dettes devaient forcément être contrebalancées par des
créances aux montants équivalents. Comme nos modèles économiques n'intègrent
pas la dette, ils passent forcément sous silence ses effets. Notre stabilité
et notre prospérité financières dépendent néanmoins tout autant de la
politique monétaire (c'est-à-dire de la fixation des taux d'intérêt) que des
outils et des leviers non conventionnels (comme les injections de liquidités
et donc les dettes).

Pourtant, nos dirigeants politiques et nos penseurs
économiques se cantonnent aux considérations académiques où la composante
des déficits est totalement exclue. La balance des mesures et des approches
est ainsi biaisée d'emblée et les déséquilibres se retrouvent donc
systématiquement accentués par des décisions et des postures qui écartent
d'un revers de main les effets (souvent bienfaisants) de la dette. Les
banques centrales, les ministères des Finances et du Budget, les organes de
régulation comme les milieux universitaires et de recherche académique
doivent donc comprendre et intégrer la fonction active (et souvent «
lissante ») de la dette dans le réseau économique.

Notre contexte économique ne pouvant précisément plus être défini comme un
circuit (par définition fermé), une profonde remise en perspective s'impose
à la lueur de ces questions : Quelle est la nature de nos endettements et
comment se déclinent-ils entre dettes privées, dettes des entreprises et
dettes publiques ? Quand la dette devient-elle excessive ? À partir de quel
niveau d'investissement la croissance économique d'un pays est-elle
redevable aux fonds étrangers ? Les crédits et les émissions obligataires
sont-ils les seuls mécanismes permettant de redistribuer les ressources ?
Pourquoi les risques ne sont-ils pas plus équitablement répartis entre les
diverses parties prenantes ? N'est-il pas logique que les pourvoyeurs de
crédits endossent un certain risque de non-remboursement de leurs créances
pour prix de l'intérêt facturé ?

Les réponses à ces interrogations devront en outre nécessairement
s'articuler autour d'un certain nombre d'évidences trop souvent niées par la
profession des économistes comme par la classe dirigeante. En effet, le
recours à l'emprunt permet aux ménages et aux individus de stabiliser leur
consommation et leur vie quotidienne dans un contexte où leurs revenus sont
fluctuants, voire incertains par temps de crise. De même qu'il autorise les
entreprises confrontées à un chiffre d'affaires erratique à réguler leurs
investissements et leur production. Le crédit permet enfin à l'État de
procéder à ses dépenses publiques sans trop taxer ses citoyens tout en lui
offrant des leviers précieux pour relancer des pans entiers de son économie.
Enfin, la dette publique offre de la liquidité aux agents économiques en
mettant en quelques sorte de l'huile dans leurs rouages avec, à la clé, des
retombées forcément positives sur l'investissement privé et des entreprises.
Le train de vie du citoyen et l'amélioration des conditions économiques sont
donc étroitement corrélés aux dettes de son État, car la volatilité et les
incertitudes macroéconomiques se retrouveraient exacerbées par le refus de
faire appel au crédit en quantités suffisantes. Bref, sans déficits publics,
pas de croissance !

Car c'est la dette qui aura permis à nos sociétés de se moderniser, de se
construire, de s'enrichir et de garder confiance en des jours meilleurs.
Notre confort matériel, l'évolution de nos mentalités et même
l'épanouissement de nos démocraties sont en effet redevables à cette
capacité de contracter des dettes, et à cette volonté et à cette capacité de
vivre, en tout cas partiellement, sur le crédit. Sans dettes et sans la
courroie de transmission des outils financiers, nous serions toujours
pauvres, notre Occident n'aurait pu jouer son rôle de locomotive de la
croissance et du modernisme mondiaux, le citoyen de base n'aurait
certainement pas pu consommer, devenir propriétaire de son logement ou
simplement s'acheter son téléphone portable, et les entreprises n'auraient
pu investir et se développer...

Les Etats souverains - c'est-à-dire ceux qui émettent leur propre monnaie
hors de toute indexation - devraient apprendre à aimer, à tout le moins à
apprivoiser, leurs déficits publics. Car une nation qui contrôle sa monnaie
est à même de relancer sa croissance et de soutenir son emploi grâce au
levier de la dépense publique et, ce, sans risquer le défaut de paiement.
L'argent n'est qu'un préalable, un simple moyen, un banal instrument qu'un
Etat responsable se doit de mettre au service de la mobilisation de toutes
les ressources nationales afin d'assurer plein emploi, soutien aux
entreprises en difficultés et autres services publics vitaux.

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(*) Michel Santi est macro économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d'Art Trading & Finance.
Il vient de publier «Fauteuil 37» préfacé par Edgar Morin
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