Le travail est avant tout une valeur sociale !

Par Jacques Mistral  |   |  841  mots
Jacques Mistral, membre du Cercle des économistes.
[Rencontres économiques d'Aix] Le travail n'est pas une « marchandise », mais ce qui charpente la vie en société. Avant tout une valeur sociale, il faut le libérer, voire l'émanciper. Mais il a aussi un coût, d'où l'importance croissance du défi de la compétitivité. Par Jacques Mistral.

En fait, le « marché du travail » cher aux économistes est une métaphore trompeuse tant est poussée, dans les économies mixtes, l'institutionnalisation des relations de travail, en particulier en France. C'est cette institutionnalisation du contrat de travail qui a permis le passage du capitalisme sauvage du xixe siècle au capitalisme mixte, fondé sur les classes moyennes, du xxe siècle. Et cela a produit des résultats spectaculaires. Mais si l'on en juge d'après les résultats récents, résumés par le renvoi perpétuel aux calendes grecques de « l'inversion de la courbe du chômage », il semble clair que tout serait à reprendre : l'attitude à l'égard des nouvelles technologies et de la mondialisation, la formation initiale et continue, la première entrée sur le marché du travail, la mobilité en cours de carrière et, bien sûr, le code du travail. Mais l'accouchement au forceps de la loi Macron est un triste exemple des difficultés auxquelles est confronté le pays pour faire évoluer son modèle économique et social, même de manière marginale ! Les principaux protagonistes de ce débat seront présents à Aix - Laurent Berger, Pierre Gattaz, Emmanuel Macron pour n'en citer que trois - et il fait peu de doutes que le mot d'ordre « libérer le travail » sera la vedette de leurs échanges.

Mais la question ne s'arrête pas là. Car le Cercle des économistes récuse l'idée que le travail puisse être réduit à une marchandise. Il n'y a d'ailleurs rien qui ne soit plus étranger à « l'économie pure » que le travail. Tous les grands auteurs se sont bien gardés de procéder à cette réduction et ont toujours développé une approche d'économie politique pour traiter du travail : les sentiments moraux chez Smith, l'aliénation chez Marx, l'économie sociale, complément de l'économie pure, chez Walras, les conditions de vie des salariés et la rigidité du salaire nominal chez Keynes. Il y a à cela une raison fondamentale : la religion ne jouant plus dans nos sociétés « modernes » le rôle structurant qui a longtemps été le sien, le travail est ce qui charpente fondamentalement la vie de la société. Le travail est facteur du progrès social, il est capacité d'expression créatrice de chacun, il est l'axe de la lutte contre les inégalités. Le travail est avant tout une valeur sociale, il faut « émanciper le travail ».

C'est donc sur une ligne de crête qu'il faut se tenir : d'un côté, le travail dans la bataille de la compétitivité (qu'il faut mener avec plus d'énergie), mais de l'autre aussi le travail rebelle à la « marchandisation ». Cette tension entre liberté et libération pourrait bien être au fondement même de la vie sociale. On en trouve déjà trace en tout cas dans certains des mythes fondateurs de notre civilisation. Je ne suis à cet égard pas loin de considérer Hésiode, poète grec du viiie siècle avant notre ère, comme le véritable fondateur de l'économie politique. L'un de ses grands poèmes s'intitule en effet Les Travaux et les jours et l'on y trouve une merveilleuse évocation du travail agricole au fil des saisons, de ses techniques, de ses disciplines et de ses fruits : « Quand Orion et Sirius auront atteint le milieu du ciel et qu'Aurore aux doigts de rose pourra voir Arcture [le nom d'une étoile], alors, Persès [son frère, à qui s'adresse le poème], cueille et rapporte chez toi toutes tes grappes, expose-les au soleil dix jours, mets-les à l'ombre pendant cinq jours et le sixième puise et mets dans tes vases le don riche en joies que te fait Dionysos. Enfin, quand auront plongé les Pléiades et la force d'Orion, souviens-toi des semailles dont voici à nouveau la saison. Et que le grain sous le sol suive son destin. » Au-delà de cette formulation (dans laquelle on pourrait voir anticipée la pensée des Physiocrates), le poète propose beaucoup plus qu'un manuel de travaux agricoles, il élève sa pensée au niveau des principes politiques et moraux. À propos du travail, il voit à l'oeuvre deux « luttes », deux tendances contradictoires. La première est bienfaisante, elle stimule le travail et son moteur n'est rien d'autre que la concurrence (c'est évidemment moi qui introduis le terme) : « Cette lutte éveille au travail même l'homme indolent. Tout voisin envie le voisin empressé à faire fortune. » Et il y voit une force positive. Mais il y a une seconde lutte, envoyée aux hommes par Zeus pour se venger de Prométhée, une lutte cruelle et destructrice, « qui naquit de la nuit ténébreuse [...] [et qui pousse l'homme] à prendre le bien d'autrui » : c'est l'amorce du conflit de répartition. Et le poème délivre finalement deux préceptes : travaille et sois juste. Est-ce là le principe propre à réconcilier efficacité du travail et émancipation du travailleur ?

Hésiode est d'une brûlante actualité !