Les biocarburants à l'épreuve de la guerre en Ukraine

Par Frédéric Lantz  |   |  876  mots
Champ de colza cultivé à Vernioz en Isère. (Crédits : Reuters)
OPINION. Le risque d'une crise alimentaire liée à l'envolée des prix des denrées alimentaires causée par la guerre en Ukraine remet-il en cause la production de biocarburants? Mais la compétition entre usage énergétique et alimentaire doit être distinguée en fonction des cultures et en considérant l'usage des terres. Par Frédéric Lantz, professeur au centre en économie et management de l'énergie de IFP-School.

Nikolaus Otto, père du moteur à explosion, avait conçu son invention pour qu'elle fonctionne avec de l'éthanol ; Rudolf Diesel, concepteur du moteur qui porte son nom, faisait fonctionner son invention à l'huile d'arachide ; quant à la mythique Ford T, elle roulait au bioéthanol. Alors que ces carburants ont été évincés ou marginalisés, face au pétrole moins cher et produit avec des volumes importants, les chocs pétroliers, puis le réchauffement climatique ont incité les politiques publiques à soutenir le développement des biocarburants. Aujourd'hui, à l'heure de l'invasion russe de l'Ukraine, qui fait grimper en flèche le prix des denrées alimentaires, la question est posée : est-il bien raisonnable de cultiver des plantes pour faire rouler nos voitures ?

L'Union européenne a fixé à 7% l'incorporation de biocarburants de première génération dans les carburants automobiles, qui contribuent avec les biocarburants avancés depuis deux décennies à la transition énergétique en France et en Europe. Les biocarburants conventionnels utilisés en Europe sont produits principalement à base de canne à sucre, de betteraves ou de maïs, qui servent de base au bioéthanol, ainsi que de colza, et d'huile de palme, utilisées pour le biodiesel. La compétition entre usage énergétique et alimentaire doit être distinguée en fonction des cultures et, bien entendu, en considérant l'usage des terres. Rappelons que les directives européennes ont fixé des limites au travers des directives portant sur l'incorporation des biocarburants conventionnels, l'usage des terres et les critères de durabilité des productions de biomasse utilisées dans la fabrication des biocarburants.

La question de l'arbitrage entre usages alimentaires et énergétiques dans le contexte actuel amène à s'interroger si la perte d'une partie de la production agricole ukrainienne pourrait partiellement être compensée en cessant de soutenir les biocarburants ?

Un impact sur les graines et huiles de tournesol

La compétition entre les usages alimentaires et énergétiques nécessite d'être abordée par filière en intégrant les enjeux spécifiques de chacune d'entre elles. Tout d'abord, la guerre en Ukraine impacte particulièrement les approvisionnements en graines et huile de tournesol, culture qui est minoritaire dans la production de biocarburants en France. Dans notre pays, seules 2 à 3 % des surfaces agricoles servent à la production de carburants. Il faut ainsi rappeler que les biocarburants réalisés à partir d'oléagineux sont des co-produits de transformation de cultures : la trituration des graines de colza génère à la fois des huiles et des tourteaux destinés à l'alimentation animale qui ont par ailleurs leur utilité et leur raison propre.

Autrement dit, ces biocarburants, et notamment ceux issus du colza, sont le fruit d'une co-production : ils ne sont pas produits pour un seul usage mais dans une optique d'utilisation optimale des ressources naturelles et comme la conséquence d'un autre besoin tout aussi essentiel pour la société. L'intérêt du développement de chacune de ces productions ne peut donc pas être considéré isolément : d'une même graine de colza sont extraits à la fois des produits à vocation alimentaire (huile et matière riche en protéines qualifiés de « tourteaux ») et des biocarburants qui constituent une co-production indissociable. La même co-production s'observe pour les pulpes de betteraves et les drêches de maïs, qui restent après l'extraction de l'éthanol : elles servent à l'alimentation animale.

Autre conséquence d'une stratégie restrictive vis-à-vis des biocarburants, produire moins de ressources protéiques accroît la dépendance extérieure de l'Europe. Avant-même la guerre en Ukraine, l'Union européenne faisait le constat de ses limites en la matière : si elle ne produit pas suffisamment de ressources oléagineuses, elle se contraint à des importations de soja et d'huile de palme (qui implique un risque élevé de déforestation), ou de canola (colza) (qui inclut des OGM) américains et sud-américains, par exemple.

Utiles pour la mobilité lourde et l'aviation

L'objectif européen de sortir des énergies fossiles dans les prochaines décennies (et de l'approvisionnement russe, dès aujourd'hui) amène à considérer la contribution des biocarburants, même modeste, dans la demande d'énergies. Au fil des deux prochaines décennies, la mobilité électrique continuera à s'étendre, mais elle trouvera sans doute plus de difficultés pour la mobilité lourde. Si les camions et bus alimentés au biométhane commencent à circuler en France, ce déploiement reste limité. Dès lors, durant la période de transition énergétique, les biocarburants peuvent continuer à rendre un service utile en termes de réduction de l'empreinte environnementale du transport et de gestion de la sécurité d'approvisionnement. Il est important d'envoyer un signal positif à l'industrie des biocarburants pour que celle-ci poursuivent ses efforts dans le développement des biocarburants avancés (à base de déchets végétaux, de bois ou d'huile de cuisson usagées), dont l'aviation aura par exemple besoin pour se décarboner.

Ainsi, après la mise en place des mesures d'embargo sur les importations d'hydrocarbures en provenance de Russie, les biocarburants ne constituent évidemment qu'une solution très partielle aux lourds problèmes posés par cette guerre, mais ils contribuent cependant aux objectifs européens de neutralité carbone.