Les citoyens grecs assez compétents pour être consultés par référendum ?

Par Thomas Amadieu et Nicolas Framont  |   |  1309  mots
Le premier ministre grec Alexis Tsipras
Faut-il laisser aux seuls experts la capacité de trancher les questions économiques? Le référendum grec de ce dimanche soulève à nouveau le problème. Thomas Amadieu et Nicolas Framont, sociologues, Université Paris-Sorbonne

 La première réaction des dirigeants européens à l'annonce surprise de la tenue d'un référendum en Grèce a été la stupeur. Comment peut-on confier à des citoyens la décision de trancher sur des questions qui, certes, les regardent, mais sont habituellement réservées aux cénacles de l'Eurogroupe, de la commission européenne et du FMI ?

Dans la presse spécialisée, on se gausse : le magazine américain Bloomberg Business a ironisé, samedi 27 juin, dans un article titré « Tsipras Asking Grandma to Figure Out If Greek Debt Deal Is Fair" ("Tsipras demande à mamie de déterminer si les résolutions sur la dette grecque sont justes"). La décision de Tsipras, déplore cet article, va conduire tout le monde, « du pêcheur au chauffeur de taxi », à devoir se former une opinion sur des questions aussi complexes que celle de savoir si les réformes demandées par la Troïka en échange de son aide financière sont acceptables. Pour appuyer son scepticisme, le magazine américain cite un expert patenté de la démocratie, l'économiste en chef du fond de gestion de patrimoine Investec, Philip Shaw. Selon lui, "habituellement, dans les démocraties, ce sont les technocrates et les politiciens qui s'occupent des détails, tandis que les électeurs sont consultés sur de larges orientations et des grands principes. Il s'agit là d'un transfert de responsabilité du parlement vers les électeurs ».

L'Europe a pris l'habitude de la non consultation du peuple

Il est vrai que les « démocraties européennes » nous avaient plutôt habituées à faire le chemin inverse. En 2005, les citoyens Français et Néerlandais rejetaient par voie référendaire le traité constitutionnel européen, suivis par les Irlandais, alors même que la majorité des « politiciens et technocrates », pour reprendre les termes de Philip Shaw, les avaient fortement incité à voter « oui ». Trois ans plus tard, un second texte, le traité de Lisbonne, qui, de l'aveu même de ses auteurs, avait un contenu largement similaire au TCE, était adopté par voie parlementaire en France. Les commentateurs avaient de toute façon largement souligné les ressorts du vote « Non » : les Français avaient en réalité détourné le sens de ce référendum pour sanctionner son gouvernement. Ou bien ils avaient voté par réflexe identitaire, par peur, dans un élan irrationnel.

Faites voter vos citoyens sur des questions économiques, ils voteront à côté de la plaque : ils laisseront parler leurs émotions plutôt que la froide raison des « politiciens et technocrates ».

Nier la compétence des citoyens

Ainsi, fréquemment, la compétence des citoyens est niée : le monde serait devenu trop complexe, la montée en puissance des questions financières aurait rendu toute consultation des électeurs bien trop irréaliste. Economistes libéraux, farouches partisans de l'Union Européenne, hommes politiques sociaux-libéraux comme conservateurs, une bonne partie de l'élite européenne estime que la crise économique dans laquelle est plongée l'Europe depuis 2008 nécessite l'action déterminée d'experts, rompus aux mécanismes complexes d'une économie volatile et de marchés capricieux.

La démocratie momentanément suspendue, pour le bien de tous

La démocratie peut être momentanément suspendue, ce sera pour le bien de tous. C'est ainsi que les négociations sur le traité transatlantique (TAFTA) se tiennent à huis clos, à peine accessibles aux parlementaires européens, et totalement hors de portée de mamie, du pêcheur et du chauffeur de taxi. Et ce, alors même que de tels accords pourront avoir un impact sur la retraite de mamie, les quotas du pêcheur et les normes de concurrence du chauffeur de taxi. Mais ils doivent rester dans l'ignorance, car il se joue là des choses bien trop complexes. Il en allait de même pour les négociations sur la dette grecque : l'irruption du citoyen moyen dans des débats si élevés ne peut que briser les beaux résultats qu'on pouvait en attendre.

Les conseils européens, lieux d'un rapport de force plus que d'un échange réfléchi

Or, dans une interview donnée au journal belge L'Echo le 20 juin le ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, outsider revendiqué de la politique européenne, donnait une description moins impressionnante des sommets internationaux, écornant quelque peu le mythe de l'assemblée d'expert froids et raisonnés. « Pendant 10 minutes, résume-t-il, chacun des bureaucrates non élus parlent du point de vue de leur institution, et ensuite nous passons des heures pour trouver un accord sur un communiqué de presse. » C'est le lieu d'un rapport de force plus que d'un échange réfléchi de points de vue.

La thèse technocratique que défendent les institutions européennes ne fonctionne que si l'on suppose que les ajustements économiques ne sont que des questions techniques. C'est, de l'avis de bien des économistes, loin d'être le cas. Le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz l'affirmait le 30 juin dans The Guardian : "la vraie nature du conflit concernant la dette grecque" est une "question de pouvoir et de démocratie, bien plus que d'argent et d'économie". Le citoyen « moyen » ne pourrait-il pas avoir un avis sur ces questions ?

L'influence néfaste de l'élite sur les classes populaires?

Même plus à gauche, intellectuels et militants se méfient des référendums. Eux ne pensent pas qu'une élite doit décider pour tout le monde, mais croient qu'à travers les médias elle exerce une influence néfaste sur les masses populaires, dont le jugement ne serait alors plus façonné que par les faits divers et le journal de TF1. Un courant populiste leur réplique alors que non seulement le peuple est compétent, mais qu'il l'est encore plus que ses élites. Alors que celles-ci sont corrompues, futiles et intéressées, le peuple serait raisonnable, altruiste et conscient des vrais problèmes. Ce "bon sens populaire" a souvent bon dos pour justifier les programmes les plus discutables. Tandis que le "peuple aliéné" offre une excuse toute trouvée aux défaites electorales des partis anti-systèmes.

Une chose est sûre, la capacité à juger du bien et du mal, du juste et de l'injuste, n'est certainement pas une donnée quantifiable. Il est impossible de savoir si mamie, le pêcheur et le chauffeur de taxi ont les armes pour prendre la bonne décision lors du référendum grec. Sont-ils trop aliénés ? Trop manipulés ? Ou au contraire sont-ils très sages, héroïques et avides de liberté ? Personne, surtout pas les experts ou les intellectuels, ne peut trancher une telle question.

Des décisions économiques au caractère politique et moral

Travestie en capacité à juger ce qui marche ou ne marche pas, ce qui est efficace pour faire la croissance ou pour engendrer des millions d'emplois, la compétence politique est monopolisée par les technocrates et les politiciens de gauche comme de droite, avec les brillants résultats que l'on connaît. Ces grossiers oripeaux ont été dévoilés par Alexis Tsipras, qui a réaffirmé le caractère politique et moral des décisions économiques, au détriment de cette mascarade technicienne à laquelle les institutions européennes et notre propre gouvernement veulent nous faire croire.

Ce qui se jouera le 5 juillet ce sera une prise de décision démocratique. Nous avions oublié à quoi cela ressemblait. C'est le moment où les membres d'un collectif, qu'ils soient retraités, pêcheurs, chauffeurs de taxi ou banquiers, vont prendre une décision pour un ensemble qui les dépasse. Cette décision, quelle qu'elle soit, sera plus juste, plus légitime et plus respectable que n'importe laquelle des considérations expertes, cultivées ou avisées des influents de ce monde.