Les gouvernements agissent-ils sur les priorités affichées dans leur programme ?

Par Emiliano Grossman et Isabelle Guinaudeau  |   |  608  mots
(Crédits : Reuters)
DECRYPTAGE. Les partis ont des identités et des priorités distinctes mais doivent répondre aux problèmes du moment et aux propositions de leurs concurrents. Par Emiliano Grossman, Sciences Po et Isabelle Guinaudeau, Sciences Po Bordeaux.

Les campagnes électorales contribuent-elles à façonner les politiques publiques comme elles sont supposées le faire en démocratie ? Ou bien devient-il de plus en plus difficile pour les représentants d'incarner de véritables alternatives et, une fois au gouvernement, de marquer leur différence ?

Cette question concerne notamment la façon dont les problèmes innombrables qui se posent en permanence sont hiérarchisés : la priorité est-elle à l'adoption de mesures pour le pouvoir d'achat, à la lutte contre le changement climatique ou à l'égalité femmes-hommes ? Les campagnes jouent-elles un rôle dans ce processus de hiérarchisation ? Dans un ouvrage récent, nous questionnons la thèse du déclin des mandats en nous appuyant sur des données originales recueillies par le Comparative Agendas Project (CAP).

Notre étude portant sur cinq pays d'Europe occidentale depuis les années 1980, révèle que les priorités électorales sont un facteur majeur d'influence des agendas politiques. Pour autant, les programmes présentés se ressemblent souvent plus que ce que leurs auteurs aimeraient admettre. Et ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle pour la démocratie.

Les tunnels de l'attention

D'où viennent les thèmes de campagne ? La littérature existante en science politique offre deux visions opposées. Les théories de compétition sur enjeux (voir notre chapitre dans Analyses electorales) prédisent des priorités très contrastées d'un parti à l'autre, correspondant à des identités et des profils très marqués. Ainsi un parti de gauche est censé mettre en avant des questions de justice sociale ou d'éducation, alors qu'on s'attend à ce qu'un parti droite parle davantage d'insécurité ou de discipline budgétaire.

D'autre part, les visions plus stratégiques des programmes, dont notamment l'ouvrage classique d'Anthony Downs sur la « théorie économique de la démocratie » (publié en 1957, et en 2013 en français), mettent l'accent sur les incitations des partis à converger vers les priorités les plus prometteuses. Pour gagner une élection, les principaux partis devront convaincre l'électeur médian, celui qui fera pencher la balance en leur faveur. La compétition a donc lieu au centre et quel que soit le vainqueur, les politiques correspondront aux préférences de l'électeur médian.

Nous avançons un argument intermédiaire selon lequel les partis sont comme des serpents dans un tunnel : ils ont des identités et des priorités distinctes (la composante du « serpent » dans notre modèle), mais doivent répondre aux problèmes du moment et aux propositions de leurs concurrents, ce qui se traduit par un chevauchement ou un recoupement transpartisane considérable (le « tunnel »).

Alors que la littérature a tendance à se concentrer le plus souvent sur des questions très spécifiques (principalement la protection de l'environnement et l'immigration) qui donnent lieu à des niveaux de priorité contrastés, les données recueillies par les équipes projet agendas comparés (CAP) permettent, elles, de couvrir l'ensemble des enjeux électoraux. Les priorités inscrites au programme des partis reflètent-elles plutôt leurs priorités passées, suivant l'idée que chacun resterait sur ses thèmes de prédilection (stabilité) ou répondent-elles aux priorités de leurs concurrents (chevauchement) comme l'implique l'idée de tunnel d'attention ? Nos analyses révèlent que des tunnels d'attention existent sur presque tous les sujets. Le chevauchement domine tandis que la stabilité est faible sur la plupart des sujets.

Par Emiliano Grossman, Associate Professor en Science politique, Sciences Po et Isabelle Guinaudeau, Chargée de recherches CNRS, Sciences Po Bordeaux.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.