Les risques de l'économie du partage

Avec la nouvelle économie du partage -des biens, des informations-, nous devrions apprendre à "bien partager". Sinon, risque de s'imposer le n'importe quoi, comme on le constate parfois sur les réseaux sociaux. Par Carlo Ratti et Richard Sennett*
Chaque véhicule partagé pourrait éliminer de la circulation de dix à trente véhicules privés

En 1899, le sociologue suédois Thorsten Veblen utilisa pour la première fois l'expression "consommation ostentatoire", dans son livre "La théorie de la classe de loisir". Ces mots avaient une double signification: d'une part Veblen critiquait la façon dont les riches affichaient leur fortune, d'autre part, l'auteur convenait que la consommation de biens et de services des membres de la classe moyenne servait à établir "l'honorabilité de la famille et de son chef". Bref, le statut social était très important. Plus d'un siècle plus tard, la "consommation ostentatoire", qui a marqué une grande partie de la culture matérielle du XXème siècle, aborde désormais un tournant.

De nouvelles manières de se faire remarquer

 En effet, au cours de ces dix dernières années, Internet et l'expansion des réseaux sociaux ont introduit de nouvelles manières de se faire remarquer. Il y a vingt ans, pour un étudiant riche, la façon la plus simple d'exhiber son propre statut social consistait à arriver à l'université au volant d'une auto de grosse cylindrée. Aujourd'hui, par contre, pour se montrer sous leurs meilleurs jours, de nombreux étudiants préfèrent débarquer sur le campus en bike-sharing, ou mieux encore, à bord d'un taxi Uber ou d'un véhicule en autopartage réservé sur Enjoy ou Car2Go. De fait, grâce à la toile, ils ont la certitude que tous leurs contacts recevront une photo postée directement de l'intérieur de la voiture avec chauffeur. Si nous pouvons afficher notre statut à travers la technologie numérique, à quoi bon posséder des objets de façon permanente ?

 Prestige du partage

La toile a augmenté le prestige du partage, en le transformant en une expérience communicable. A l'époque de Veblen, le statut social dérivait d'objets que certains possédaient et d'autres pas. Partager des biens et des services n'avait par contre rien de prestigieux. Aujourd'hui, en revanche, des sites comme AirBnB s'affirment. En effet ouvrir les portes de sa propre maison à un hôte payant n'est plus le signe d'une décadence sociale: et ce, surtout lorsque ce choix aboutit à la création (et au partage) d'une nouvelle "narration existentielle". Sans oublier qu'il s'agit d'un choix qui présente également un avantage au plan économique - il suffit de penser que le loyer d'un appartement ou d'une chambre avec AirBnB à New York assure un revenu mensuel moyen de plus de 3700 dollars.

 Les transports sont un autre secteur clé de l'économie de partage. Aux Etats-Unis, par exemple, les voitures sont inutilisées 95% du temps. On estime, par suite, que chaque véhicule partagé pourrait éliminer de la circulation de dix à trente véhicules privés. Et ces dynamiques pourraient augmenter de façon exponentielle avec l'arrivée des voitures à pilotage automatique, sans conducteur, dont l'impact sur la vie urbaine pourrait même annuler la différence entre transport public et privé. "Notre" voiture, en effet, pourra nous accompagner au travail le matin et, tout de suite après, déposer quelqu'un d'autre - un parent, un ami ou un habitant du quartier, au lieu de rester immobile sur une place de parking.

 Catastrophes en vue pour l'industrie traditionnelle?

Certes, le passage d'un régime à l'autre - de la consommation individuelle à l'économie de partage - ne sera pas sans conséquences. Les producteurs industriels traditionnels pourraient s'exposer à des perspectives catastrophiques. D'ailleurs, les nouveaux canons du prestige tendent déjà à favoriser les grandes marques par rapport au petites entreprises. Aux Etats-Unis une société comme la chaîne de distribution alimentaire de produits biologiques Wholefoods est en train de mettre en péril nombre de petits commerces de proximité. De même les Apple stores, disséminés dans le monde entier, imposent leur monopole sur les revendeurs de technologie multimarques.

Partager n'importe quoi?

 Autrefois, le statut lié au partage de la connaissance et des expériences de vie définissait les élites culturelles. L'historienne Benedetta Craveri a magistralement raconté "L'âge de la conversation " au XVIIème siècle, quand le réseau des salons littéraires mettait en contact les intellectuels et les aristocrates. De ce point de vue, la possibilité actuelle de transmettre tout sujet en ligne, de façon instantanée et universelle, représente un renfort potentiel de la démocratie. Mais dans le même temps, l'idée que tout le monde puisse partager n'importe quoi - comme cela arrive dans de nombreuses émissions de téléréalité - pourrait également nous pousser vers un chemin de stupidité collective. L'antidote serait de donner la possibilité à tous de commenter de façon critique les informations recueillies en temps réel, comme ce fut le cas, par exemple, des vidéos postées sur le net ces dernières semaines, pendant les événements tragiques de Dallas et de Nice.

 Si Veblen était vivant aujourd'hui, il observerait sans doute avec plaisir la tendance à remplacer le statut dérivant de la possession individuelle par des gestes de partage collectif. Cependant, nous sommes bien loin de la perspective d'un "nirvana technologique". L'économie de partage engendre le changement radical des modes de production actuels. Dans les villes, ceci pourrait contribuer à la suppression du commerce de détail. Plus en général, certains changements pourraient bien affaiblir notre panorama culturel, au lieu de l'enrichir. Devant ces défis, ce que sûrement nous devons apprendre, c'est une façon de "bien partager". Internet, les Big Data et l'ère des Smartphones représentent le début d'un nouveau roman dont nous ne trouvons aucune trace sur les pages de Veblen concernant la "consommation ostentatoire". Au cœur de ce récit réside l'un des dilemmes de notre présent : comment réussir à être encore visibles avec ostentation sans pour autant consommer.

(Traduction Emanuelle Caillat)

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(*) Architecte et ingénieur, Carlo Ratti enseigne au Massachusetts Institute of Technology et dirige le bureau international de projets Carlo Ratti Associati. Il vient de publier "The City of Tomorrow" (avec Matthew Claudel, Yale University Press, 2016). Richard Sennett est professeur de sociologie à la London School of Economics et à la New York University. Son dernier livre est "Together: The Rituals, Pleasures and Politics of Cooperation" (Yale University Press, 2013).

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Commentaires 2
à écrit le 23/08/2016 à 22:39
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Le terme de société de partage est un leure, il ne s'agit pas de partage mais de travail au noir, qui ne paye ni charges, ni impôts. Cela plait beaucoup aux élites, car ces activités dites de ''partage'', sont généralement des activités de service, e...

à écrit le 23/08/2016 à 21:50
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Partager !Comment pour une voiture !Ca serrait la preter lorsque je ne m'en sert pas !Mais pour l'assurance ça marche comment ?Surtout si moi je suis à - 50% de bonus l'assurance ne marchera pas et si il y a un accident vous propriétaire du vehicule ...

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