Maroc  : une campagne de boycott qui cachait une offensive islamiste

Par Daniel Vigneron  |   |  922  mots
(Crédits : DR)
ANALYSE. Une enquête encore confidentielle révèle que le boycott lancé en avril 2018 à l'encontre de trois grandes enseignes marocaines (dont la filiale de Danone) était téléguidé par des groupes islamistes déterminés à déstabiliser la monarchie chérifienne. Par Daniel Vigneron, journaliste spécialisé dans les questions internationales, fondateur du site myeurop.info (*).

On connaissait Poutine et ses velléités d'influencer la campagne présidentielle américaine ou de favoriser en France l'élection de Marine Le Pen. Mais le monde développé n'a pas le privilège de la guerre digitale et de ses « hackers » diaboliques qui, à coup de fake news, vous détruisent la réputation des dirigeants les plus emblématiques. Le continent africain en est également victime et notamment le Maroc. C'est ce que révèle l'enquête (encore confidentielle) d'un think tank français que l'on pourrait qualifier de « contre-influenceur » : l'École de Pensée sur la Guerre Economique (EPGE) *.

Les Marocains s'en souviennent, c'était l'an dernier. À partir du 20 avril, sur les réseaux sociaux, se multiplient de façon virale les appels au boycott des produits de trois sociétés implantées dans le pays que l'on accuse de faire indûment monter les prix. Il s'agit de deux groupes marocains, les eaux minérales Sidi Ali et le réseau de stations essence Afriquia Gaz. Quant à la troisième cible, elle n'est autre que la filiale marocaine du Groupe Danone.

La mobilisation est telle que le boycott fait très mal. Sans parler de la chute des cours de bourse, le chiffre d'affaires de « Centrale Danone » marque un recul de 40% au deuxième trimestre 2018 et il baisse encore de 35% au troisième trimestre. Au total, le Groupe Danone reconnait avoir perdu, avec cette affaire, quelques 178 millions d'euros ! Quant aux eaux Sidi Ali, c'est l'effondrement avec des ventes dévissant de 88% au premier semestre de l'an dernier et une perte estimée à 50 millions d'euros l'an dernier.

Mais cet apparent mouvement de consommateurs mécontents prend rapidement un tour plus politique. À travers centrale Danone, dans le capital duquel fut naguère impliqué le fonds d'investissement de la famille royale marocaine ; à travers Sidi Ali dont la société mère, les eaux minérales d'Oulmès est notamment détenue par Myriam Bensalah, ancienne présidente du patronat marocain ; et surtout à travers Afriquia dont le holding Akwa est présidé par Aziz Akhannouch, ministre de l'Agriculture et président du parti de gouvernement le Rassemblement national des indépendants (RNI), c'est bien évidemment, comme le déclare l'organisation Transparency Maroc, «  toute la gouvernance d'une économie minée par la rente, la corruption et l'interférence du pouvoir qui est visée ».

De fait, les protestations contre la vie chère vont rapidement faire place à de violentes attaques ad hominem visant en particulier le président du RNI ainsi  que les autres partis de la coalition gouvernementale comme le Parti de la Justice et du Développement (PJD) - qui avait paru soutenir pourtant le boycott initialement - de l'actuel premier ministre El Othmani ou, au centre gauche, le Parti Efficacité et Modernité (PAM) dont le secrétaire général Ilyas El Omari  est représenté sur des pages Facebook en train de siroter une bière (ce qui est mal vu en terre d'Islam). Toutes ses formations fourbissent leurs armes en vue des élections législatives de 2021.

L'enquête de l'EPGE s'efforce donc de remonter aux sources de cette campagne. Elle commence bien sûr, sans difficulté, à identifier des sites (comme Kifaa7) à l'origine des pages anonymes, des blogueurs producteurs d'articles -  par exemple un rappeur islamiste Mohammed Ziani dit MC Talib - mais aussi des « hackers » susceptibles de multiplier les vues et les messages automatiques par des méthodes telles que « l'astrosurfing » ou via des dispositifs adaptés (« bots », « spams »...). Parmi les hackers identifiés, l'EPGE cite Jawad Fadili, un contempteur des comportements déviants, adversaire résolu des festivals de musique.

En fait, les enquêteurs d'EPGE, à force de scruter la viralité intense de la campagne (37.000 « likes » en moins d'une heure dans la nuit du 21 avril 2018), se rendent compte que les « vues » sponsorisées, l'achat de milliers de « followers » ou de « likes » engendrent des coûts importants et impliquent donc des financements conséquents se chiffrant à plusieurs centaines de milliers d'euros. Une partie de ces fonds pourrait provenir, souligne l'étude, de collectes de charité réalisées au nom de la « Zakat » (l'aumône légale des musulmans) et mises en scène sur des réseaux sociaux comme Faysbouki TV, détenue par le Berbère Imnir Amine, « youtubeur » querelleur partisan de l'indépendance du Rif (zone d'implantation berbère) mais également soutien majeur du boycott de 2018. Imnir Amine est par ailleurs un soutien déclaré des Frères musulmans et de l'ancien président égyptien Mohammed Morsi tandis qu'il proclame son admiration pour le président pro-islamiste Turc Recep Tayyip Erdogan.

On s'aperçoit que cette vaste nébuleuse, très impliquée ans le boycott de 2018, est particulièrement en ligne avec le mouvement islamiste radical Al Adl Wal Ihsan (« justice et bienfaisance ») qui prône l'avènement du Califat au Maghreb et veut « délivrer de l'impiété la nation musulmane ». Depuis de longues années, c'est la bête noire de la monarchie marocaine.

À travers l'analyse du boycott de 2018, l'enquête de l'EGPE démontre que cette idéologie de l'islamiste radical a, via l'utilisation très organisée et sophistiquée des réseaux sociaux, désormais les moyens de déclencher une guerre digitale d'envergure susceptible, à tout moment, de déstabiliser les pays du Maghreb et, en premier lieu, d'ébranler le système économique du Maroc et d'y créer le chaos politique.

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* « Le boycott d'avril 2018 au Maroc : retour sur une campagne orchestrée » (août 2019)