Prélèvement à la source : une réforme contre les femmes ?

Par Christiane Marty et Olga Trostiansky  |   |  1378  mots
Le ministre des Finances, Michel Sapin, a annoncé le principe d'une retenue à la source de l'impôt sur le revenu en 2018
Le gouvernement a prévu d'instaurer une retenue à la source de l'impôt sur le revenu. Mais cette réforme nécessiterait d'individualiser l'impôt. Maintenir le principe d'une fiscalisation par foyer ne fait qu'aggraver l'injustice envers les femmes. Par Christiane Marty, Fondation Copernic, co-auteure de « Un impôt juste pour une société juste », Syllepse 2014 et Olga Trostiansky, présidente du Laboratoire de l'Égalité

On entend souvent dire que la France est un des rares pays européens qui ne prélève pas l'impôt sur le revenu directement à la source. C'est exact. Mais la France est aussi un des très rares pays où le mode d'imposition conjointe est obligatoire pour les couples mariés ou pacsés. Or le prélèvement à la source appliqué sur ce mode d'imposition conduirait à surimposer un grand nombre de femmes vivant en couple. Plus exactement, à aggraver une surimposition qui pèse déjà sur elles aujourd'hui.

L'imposition conjointe, mise en œuvre avec le dispositif du « quotient conjugal » (1), signifie en effet que le taux d'imposition d'un couple est calculé sur le revenu moyen du couple. L'impôt sur le revenu étant progressif, le taux d'impôt croît avec le niveau de revenu. Si les revenus des conjoints sont équivalents, les moyenner ne change rien et l'imposition conjointe est équivalente à l'imposition séparée des personnes. Par contre, si les revenus sont inégaux, le fait de les moyenner et d'appliquer le taux d'impôt sur la moyenne aboutit à réduire l'impôt global du couple par rapport à une imposition séparée.

Prenons l'exemple d'un couple où la femme gagne 1400 euros par mois et son mari 2800 euros par mois : avec l'imposition conjointe, le couple est imposé au taux de 8,02 %. Pourtant le taux d'impôt de la femme au regard de son salaire personnel ne serait que de 2,55 %. Celui de l'homme serait de 11,35 %. La surimposition qui touche les revenus les plus bas dans un couple est un fait reconnu : le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) constate ainsi « le niveau élevé de taxation qui pèse sur le revenu du conjoint qui gagne le moins, en comparaison du niveau qui s'appliquerait si l'intéressé(e) était célibataire ou si l'imposition était séparée » (2). Concrètement, ce sont les femmes qui sont en grande majorité concernées puisque les trois quarts d'entre elles gagnent moins que leur conjoint (Insee, 2014).

Une hypothèse de ressources mises en commun démentie par les faits

Avec le prélèvement à la source, cette inégalité s'accentuerait puisque un montant d'impôt surévalué serait directement prélevé sur le salaire ou la pension des femmes (dans notre exemple, prélèvement de 8,02 % au lieu de 2,55 %). Les revenus des femmes sont déjà bien inférieurs en moyenne à ceux des hommes, un prélèvement indû est tout sauf indiqué...

On peut bien sûr nous faire remarquer que si la femme se voit surtaxée, son conjoint à l'inverse bénéficie d'une sous-taxation (8,02 % au lieu de 11,35 % dans notre exemple). La réduction d'impôt pour lui étant supérieure au surplus d'impôt pour elle, le couple, nous dit-on, est globalement gagnant. Mais le fait de considérer le couple comme une entité économique occulte totalement la dimension des inégalités de revenus au sein du couple. Le fisc fait l'hypothèse que les couples mettent en commun l'ensemble de leurs ressources, ce qui serait en effet une condition indispensable pour légitimer l'imposition commune. Hypothèse pratique... mais démentie par les enquêtes disponibles. Parmi les couples dont les deux conjoints sont actifs, 59 % mettent leurs revenus entièrement en commun, proportion qui tombe à 30 % pour les couples pacsés (3) .

C'est donc loin d'être la généralité, ce qui invalide déjà à la base le mode d'imposition actuel. Appliqué sur un tel système, le prélèvement à la source constituerait une ingérence supplémentaire dans la vie privée des couples, puisque le fisc irait jusqu'à décider désormais de la répartition interne au couple du paiement de l'impôt.

Une réforme incohérente

Fondamentalement, il y une incohérence à vouloir prélever sur les revenus individuels des personnes un impôt familialisé calculé sur le ménage considéré comme indivisible. Quels que soient les aménagements potentiels qui pourraient être proposés (taux de prélèvements personnalisés), c'est avant tout le mode d'imposition commune qui pose problème en générant de nombreuses inégalités. Non seulement il favorise les couples aux revenus inégaux, mais il procure une réduction d'impôt d'autant plus élevée que le revenu supérieur est élevé : il aboutit ainsi à distribuer aux 10 % de foyers les plus riches 53 % de la réduction totale d'impôt liée au quotient conjugal.

Une prime à l'inactivité des femmes

La réduction d'impôt est également d'autant plus élevée que la différence de revenus entre conjoints est élevée : pour un revenu du conjoint donné, elle est maximale si la femme est au foyer. C'est une prime à l'inactivité des femmes, un frein à leur emploi. Ce qui est aussi reconnu par le CPO qui pointe « une moindre incitation à obtenir des revenus d'activités, qui concerne majoritairement les femmes ». Après l'arrivée d'un enfant, il est en effet fréquent qu'un couple se demande s'il est intéressant que la femme reprenne son travail. Question qui ne se pose en général pas pour l'homme. L'arbitrage financier se fait alors en prenant en compte les divers frais (de garde d'enfant, de transport,...) et un impôt surévalué pour la femme, ce qui contribue à rendre peu intéressante une reprise du travail.

L'évolution des familles n'est pas prise en compte

De manière générale, l'imposition commune ne satisfait pas à l'exigence d'égalité de traitement devant l'impôt des hommes et des femmes, des personnes mariées ou pacsées et des célibataires. Les couples en union libre, ceux qui ne sont pas imposables et les célibataires sont exclus du bénéfice que procure le quotient conjugal (entre 6 et 10 milliards d'euros). Dès qu'elles sont mariées ou pacsées, les personnes n'ont plus d'existence autonome devant le fisc. De plus, l'imposition conjointe est incapable de prendre en compte l'évolution actuelle des familles, avec les unions libres, séparations, divorces, recompositions et avec le développement des foyers monoparentaux, qui concerne surtout les femmes. Ce n'est pas la fonction du fisc de vérifier la composition des couples ni de gratifier ou sanctionner les différents choix de vie. Seule l'imposition séparée permet de garantir l'égalité devant l'impôt des citoyens et citoyennes quel que soit leur sexe et leur statut familial.

Séparer politique familiale et fiscalité

Le mode actuel d'impôt basé sur le dispositif de quotient conjugal et familial (les parts attribuées aux enfants) se veut un outil de politique familiale imbriqué dans la politique fiscale. Il est illisible pour les contribuables. Surtout, il rend l'impôt complexe et inégalitaire - en particulier vis-à-vis des femmes - et de plus en plus inadapté. C'est pourquoi de nombreux pays sont passés à l'imposition séparée. Précisons que celle-ci ne signifie pas renoncer à aider les familles ! Simplement, il serait plus rationnel de s'en tenir au principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » et de séparer les fonctions de la fiscalité et de la politique familiale. La fiscalité s'en tiendrait à considérer les ressources financières d'une personne, femme ou homme, pour définir sa faculté de contribuer aux dépenses publiques. La politique familiale veillerait à apporter le soutien de la société aux familles. Cette clarification rendrait l'impôt plus lisible, plus juste, plus acceptable pour les contribuables. C'est pourquoi nous demandons que la réflexion fiscale intègre le plus vite possible l'imposition individualisée.

Christiane Marty, Fondation Copernic, co-auteure de « Un impôt juste pour une société juste », Syllepse 2014,
Olga Trostiansky, présidente du Laboratoire de l'Égalité

(1) Le quotient conjugal renvoie au revenu obtenu en divisant par deux les revenus cumulés du couple. C'est sur ce quotient (revenu moyen de chaque conjoint) que s'applique le barème d'imposition pour calculer l'impôt sur « une part » du couple. On multiplie ensuite par deux pour obtenir l'impôt du couple.
Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires Prélèvements obligatoires sur les ménages : progressivité et effets distributeurs, mai 2011.

(2) ;« La mise en commun des revenus dans les couples », Insee première, juillet 2012.