Quand l'Afnor s'assoit sur la langue française

Par Gilles Chopard-Guillaumot  |   |  971  mots
L'agence de normalisation a décidé de publier certains de ses textes uniquement en anglais. Cela lui permet à la fois de s'affranchir de l'obligation de consulter en français les parties intéressées (simples citoyens, consommateurs, professionnels, administrations, ONG etc.) mais aussi de la nécessité de s'assurer de l'accord du délégué interministériel aux normes. Par Gilles Chopard-Guillaumot, directeur d'un organisme de normalisation sectoriel.

« L'Afnor, agent double franco-chinois ? » : ainsi s'interrogeait le Canard enchaîné le 2 novembre 2016 en révélant à ses lecteurs que le plus haut responsable de la normalisation en France cumulait la fonction de directeur général de l'Association française de normalisation (Afnor) avec celle de conseiller pour la normalisation auprès du gouvernement chinois. Avec une pointe d'ironie, le journal satirique prédisait la publication prochaine de normes françaises en mandarin... Erreur ! Si, à notre connaissance, le curieux mélange des genres dénoncé par le Canard enchaîné est toujours d'actualité, c'est en anglais que l'Afnor s'apprête à publier certaines normes françaises.

 Textes de référence - de nature souvent technique - pour les parties contractantes, le législateur ou encore le juge, les normes occupent une place croissante dans l'activité économique mondiale. Au contraire des « standards » d'origine et de qualité diverses, les normes sont élaborées par des organismes dûment reconnus tels que l'Afnor, le Cen ou l'Iso, dans le cadre strict d'une réglementation tant nationale[i], qu'européenne[ii] et internationale[iii].

 Consultation ouverte publiquement... en anglais

Ainsi, en l'état du droit et des règles de normalisation, la mise à la disposition du public d'une norme française (NF) par l'Afnor est la conséquence d'une « homologation » à laquelle un représentant de l'Etat - le délégué interministériel aux normes - peut s'opposer. Cette homologation est précédée d'une enquête publique, ouverte à tous, consistant notamment en la mise à disposition gratuite du projet de norme comprenant au moins une version française. L'enquête publique, garante d'un large consensus, et l'homologation par l'Etat, lui-même garant de l'intérêt général, sont les deux piliers sur lesquels repose la légitimité de nos normes.

 Dans une décision du 20 mars 2017 qui fera date, l'Afnor vient toutefois de s'autoriser à déroger à ces principes pour les normes françaises d'origine européenne.

 Au prétexte de satisfaire la demande - justifiée - des clients d'Afnor Edition de disposer au plus tôt des nouvelles normes européennes, le conseil d'administration de l'Afnor a introduit dans les règles de fonctionnement de la normalisation française les concepts de « consultation ouverte publiquement » (en anglais) et de « prépublication » (également en anglais) qui doublonnent en les dénaturant les principes réglementaires d'enquête publique et d'homologation[iv].

 Rupture de l'égalité entre citoyens

La décision permet désormais à l'Afnor de s'affranchir à la fois de l'obligation de consulter en français les parties intéressées (simples citoyens, consommateurs, professionnels, administrations, ONG etc.) mais aussi de la nécessité de s'assurer de l'accord du délégué interministériel aux normes. Pourront désormais figurer dans la collection des normes nationales, sans limitation de durée et à la seule initiative du directeur général de l'Afnor, des textes d'origine européenne jamais traduits en français (ni au stade de projet, ni ultérieurement) ou que ledit délégué interministériel aura refusé d'approuver. Mieux encore : un texte qui cumulerait les deux vices précités n'en sera pas moins mis à la disposition du public, dans sa version anglaise, en tant que norme nationale portant le sigle « NF ».

 Alors que la réconciliation des Français avec l'Europe est manifestement l'un des défis que devra relever le nouveau gouvernement, les dispositions en cours d'adoption par l'Afnor rompent l'égalité des citoyens, des entreprises et des associations - parmi d'autres encore - devant la norme française d'origine européenne. De surcroît, ces dispositions seront source d'insécurité juridique dans toutes les activités où, pour la protection des travailleurs et des usagers par exemple, l'usage du français est une nécessité voire une obligation. Enfin, l'abandon du devoir de traduction en France-même menace le statut privilégié du français comme deuxième langue européenne et internationale de la normalisation. Au détriment bien sûr de la communauté francophone en général et de l'influence de notre pays en particulier, mais au bénéfice probable de pays nouveaux venus en normalisation...

 L'administration désarmée

L'Administration ne s'y est pas trompée, qui s'est d'abord opposée au projet de l'Afnor. D'habiles concessions de façade, la complexification du dossier, ainsi que la relégation des opposants les plus fermes ont permis, hélas, d'infléchir cette position.

 Cependant, la légalité des nouvelles règles de normalisation reste incertaine. Il est encore temps pour l'Etat, qui verse une subvention annuelle de plusieurs millions d'euros à l'Afnor, de reprendre la main et de rappeler à d'imprudents décideurs, en paraphrasant peut-être Charles de Rémusat, que le sacrifice de notre langue n'aura point de dédommagement. Tout juste réédité, l'éminent journaliste, penseur et homme politique évoquait lui notre liberté[v] - ce qui, au fond, revient au même.

[i] En France : décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 relatif à la normalisation.

[ii] Règlement européen n° 1025/2012 du 25 octobre 2012 relatif à la normalisation européenne.

[iii] Accord de l'OMC sur les obstacles techniques au commerce, en particulier son annexe 3 (Code de pratique pour l'élaboration, l'adoption et l'application des normes), entré en vigueur le 1er janvier 1995.

[iv] Rapport référencé CCPN/N580 dont les recommandations rappelées ici sont en cours de transposition dans les Règles pour la normalisation française publiées par l'Afnor.

[v] « Quand la France abdique la liberté, elle ne trouve plus le repos et apprend de l'expérience que le sacrifice de la liberté n'a point de dédommagement » in Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, Préface de Jean Lebrun, Editions Perrin, 2017.

[vi] Gilles Chopard-Guillaumot est directeur d'un organisme de normalisation sectoriel. Il s'exprime ici à titre personnel.