Stocker du gaz pour l'hiver en Europe, va-t-on y arriver  ?

Par Charles Cuvelliez et Patrick Claessens  |   |  1029  mots
Astora, le plus important site de stockage de gaz naturel de l'Europe de l'ouest, à Rehden (Allemagne). (Crédits : Reuters)
OPINION. Les Européens se sont fixés pour objectif de reconstituer leurs stocks de gaz à 85% avant le 1er novembre. Le régulateur européen de l'énergie donne un cadre. Mais la mutualisation de ces stocks ne sera pas simple à organiser car 5 pays cumulent à eux seuls 75 % de la capacité de stockage. Que feront les autres Etats membres alors ? Par Charles Cuvelliez et Patrick Claessens, Ecole Polytechnique de Bruxelles, ULB.

C'est la course pour remplir les réserves de gaz à l'approche de l'hiver : le gouvernement français veut que les réserves soient remplies à 100 % pour le 1er novembre pour se prémunir des coupures russes. Cela a l'air simple mais saviez-vous que cinq Etats Membres cumulent les trois quarts des capacités de stockage du gaz tandis qu'un tiers des plus petits Etats Membres n'ont rien.

Certains sites de stockage appartiennent à Gazprom qui, hasard ou non, ne les avait remplis qu'à 25 % à l'aune de l'hiver 21-22. En mars dernier, la Commission européenne a revu des régulations sur le gaz pour, en urgence, imposer un taux de remplissage des réserves de stockage d'au moins 80 % en 2022 (et 90 % en 2023) avant l'hiver. Car le stockage du gaz est du ressort des Etats membres au titre de leur mix énergétique, une compétence nationale. L'Europe ne peut réguler qu'à la marge (absence de discrimination, transparence...).

Le paradoxe du stockage

Comme les prix sont hauts pour l'instant, il n'y a aucun incitant pour stocker du gaz. Ce facteur conjoncturel aggrave le paradoxe du stockage qui se reproduit chaque année : des stocks bas à la fin de l'hiver provoquent une demande de gaz accrue à la belle saison pour remplir les stocks, ce qui rend le marché haussier même en été, au point d'atteindre les niveaux de prix hivernaux. Tout le bénéfice économique espéré en remplissant en été les stocks pour les vendre (plus cher) en hiver peut s'effondrer : le stockage en devient non rentable et des sites ferment !

Un objectif (rigide) de remplissage à 80 % va aggraver ce paradoxe. Il devrait tenir compte non seulement des capacités de stockage de chaque Etat Membre, mais aussi de paramètres locaux comme la dépendance à la Russie, l'écart entre saisons pour la demande de gaz (différente entre le nord et le sud de l'Europe), les interconnexions de gaz entre pays, l'accès aux terminaux GNL et au GNL lui-même. Il faut des objectifs de remplissage déclinés pays par pays. La flexibilité offerte par le stockage GNL, les contrats long terme GNL sont d'autres variables d'ajustement. Ils ne sont pas évidents non plus car nous sommes alors en concurrence avec l'Asie qui n'a que cette voie pour s'approvisionner, sans compter le bilan environnemental du transport.

Pour limiter les risques financiers et les coûts associés au stockage, prenons mieux en en compte, disent le CEER et l'ACER, qui regroupent les régulateurs de l'énergie, dans une réaction à cette régulation, les vrais besoins par pays, en excluant la consommation interruptible et les clients qui ont une alternative au gaz et en garantissant la fourniture des services essentiels et des clients protégés. Au niveau national, on pourrait établir des objectifs de stockage sous forme d'obligation de réserver des capacités pour être moins rigide : c'est mieux s'adapter à la situation de chaque marché, à ses contraintes et au risque financier d'acheter du gaz (trop tôt ou trop tard) juste pour le stocker.

L'Europe a proposé un objectif additionnel de « trajectoire de remplissage » des capacités de stockage pour éviter un simple objectif de remplissage pour une date donnée qui va contribuer aux tensions sur le marché. Mais, des contraintes de remplissage risquent aussi de mettre à bas tout incitant à stocker le gaz spontanément. Optimiser le stockage, c'est saisir les opportunités d'injecter ou de soutirer le gaz en fonction des signaux de marchés. C'est donc moins de valeur économique associée au secteur du stockage, pourtant essentiel à la transition énergétique.

Solidarité

La solidarité entre Etats membres sera une autre paire de manches : si le principe de stockage dans un autre Etat membre pour celui qui n'en a pas est acté, tout est à penser pour partager la charge tant financière qu'industrielle liée au stockage. Il y a un objectif, pour les Etat membres qui disposent de stockage, de consacrer 15% de ce dernier aux Etats membres qui en sont dépourvus mais l'ACER et le CEER lui reproche sa rigidité : ils lui préfèrent l'idée de stock régional sur plusieurs pays et de répartir l'objectif de stockage entre Etats concernés. Cela offre aux opérateurs présents dans ces pays la possibilité de mieux structurer, pour ne pas dire équilibrer, les échanges à la frontière grâce à la déviation par rapport à un objectif fixe.

Les régulateurs ne veulent pas que seul l'opérateur de transport soit en charge d'acheter et gérer les capacités de stockage stratégiques. Les opérateurs de stockage eux-mêmes (comme Storengy et Teréga à qui le gouvernement vient de signifier cette éventualité), les fournisseurs de dernier ressort, ceux chargés de l'équilibrage peuvent contribuer, ce qui donne plus de diversité pour mieux fonctionner. Les entreprises pourraient réserver des capacités de stockage en vertu d'une obligation fixée par un Etat-membre sans stockage dans lequel ils opèrent. C'est toujours plus pratique d'organiser par contrat des opérations transfrontalières que via de de longues tractations bureaucratico-financière entre Etats.

Comme pour tout stock à gérer, il faut des reins solides financièrement surtout quand les acteurs concernés n'ont plus la liberté de stocker ou déstocker le gaz au meilleur moment (qui ne sera pas facile à déterminer en plus). Le CEER et l'ACER mettent en avant des outils pour contrer ou objectiver les incertitudes, comme des enchères sur les tarifs de stockage pour forcer les acteurs à converger sur le niveau de risque qu'ils estiment pour cette activité et avec des assurances sous forme de garanties de l'Etat pour qu'un opérateur qui aurait stocké de quoi sauver son pays ne tombe en faillite.

Achats groupés, solidarité entre pays et mise en commun de ressources, n'est-ce pas l'esprit européen qui revient, comme pour les vaccins. Si on s'en sort ainsi pour le gaz aussi, chapeau mais ce ne sera pas simple.

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Pour en savoir plus: ACER and CEER views on the proposal for a regulation amending Regulations (EU) 2017/1938 and (EC) n°715/2009 relating to the access to gas storage facilities