Dès sa prise de parole, Julia de Funès donne le ton : « Dans quel manichéisme sommes-nous tombés ?, s'exclame-t-elle, en faisant allusion à la pensée actuelle selon laquelle « rien ne sera plus comme avant » après la crise Covid. « Tout ne changera pas, heureusement », poursuit-elle, pour ajouter dans la foulée : « Mais penser que rien ne changera est faux. »
La centaine de DRH présents au dîner organisé par le Cercle Humania est bien placée pour le savoir. Entre la pandémie qui a démocratisé le télétravail, les nouvelles aspirations des salariés, la pénurie de main d'œuvre, les difficultés d'approvisionnement et les bouleversements sur les marchés des matières premières dus à la guerre en Ukraine, ils vivent une situation inédite. « Une telle rupture est un moment opportun. Les incertitudes portent en elles la possibilité d'innover. Elles peuvent devenir un levier d'action », explique-t-elle. Faisant appel aux philosophes qui lui sont chers, de Socrate à Nietzsche en passant par Hannah Arendt, elle incite les professionnels des ressources humaines à agir, malgré la peur. Et même grâce à elle. « Les philosophes nous le disent depuis 3000 ans : nous devons nous familiariser avec la peur et vivre avec elle, c'est la seule façon d'appréhender la réalité telle qu'elle est », tranche-t-telle. Certes, mais comment faire au quotidien ? D'abord en dynamitant certaines idées préconçues, qui font, par exemple, que la reconnaissance du travail bien fait se concrétise, dans les organisations, par la seule promotion à un poste de manager... Conséquence de cette impasse, « les entreprises embauchent des coachs qui vont expliquer comment avoir une 'posture de managers', dit-elle. Dès que l'on parle de 'posture', c'est forcément de l'imposture ! ». Pour cette conseillère auprès des entreprises, le charisme n'est ni inné, ni acquis, « c'est l'affaire d'une vie que d'avoir le courage d'être soi-même, avance-t-elle. D'ailleurs, 'acteur' et 'authentique' ont la même racine. »
Jouer le collectif
Au-delà des individus, les entreprises se doivent de penser le collectif. Et là encore, la peur revient comme une valeur positive. « On le voit avec le sport, le collectif n'est jamais aussi fort que lorsque l'équipe craint de perdre le match », assure-t-elle. Loin d'elle l'idée, cependant, de gérer des équipes avec ce seul levier. Bien au contraire. Le collectif doit d'abord être sous-tendu par un travail individuel très fort, notamment de la part des managers, et une stratégie d'entreprise claire, de nature, précisément, à souder autour d'une vision. Et pas question non plus de tomber dans le « bonheurisme ». Julia de Funès s'amuse d'ailleurs de la nomination, en vogue ces dernières années, de « chief happiness officers »... Car le bonheur est un « état contingent », qui dépend des soucis ou des satisfactions que l'on peut avoir à titre personnel, de même qu'il répond à une logique individuelle. Enfin, « l'idée selon laquelle des gens heureux au boulot sont plus performants est fausse !, lance-t-elle. C'est le contraire. C'est lorsqu'on peut agir au travail que l'on est le plus heureux ! ». Autrement dit, les organisations ont intérêt à offrir les meilleures conditions possibles pour que les collaborateurs réalisent leurs tâches.
Et attention à ne pas s'enfermer dans ce qu'elle critique à l'occasion de la réédition de son ouvrage Socrate au pays des process. Des process ineptes pour la plupart, qui se nichent partout et privent, parfois à dessein, les salariés de réflexion, de prise d'initiatives - voire induisent une véritable perte de sens... Pas étonnant, d'ailleurs, que certains cadres plaquent tout pour devenir boulanger ou plombier. En se formant à un métier manuel ou relationnel, ils retrouvent ainsi du sens. Elle encourage donc dirigeants et DRH à travailler « la raison d'être » de l'entreprise. Et il ne s'agit pas de se contenter de clamer que l'on veut être « leader dans son secteur », évidemment !
Repenser le travail
En somme, Julia de Funès incite plus largement les DRH à repenser le travail. « Il doit être autre chose que la simple justification de lui-même », avertit-elle. Alors que les nouvelles générations, et même les anciennes, revisitent leur rapport au travail et privilégient conciliation vie professionnelle / vie personnelle, épanouissement dans leurs fonctions et contribution, via leur travail, à un objectif social ou environnemental plus grand que leur simple poste, elle propose à la fois la rigueur, notamment dans l'application de la raison d'être de l'entreprise au quotidien, et la confiance, en particulier des managers envers les collaborateurs. Sans se faire pour autant d'illusions. « Pourquoi parle-t-on tant de confiance actuellement ?, demande-t-elle. Parce que c'est rentable ! Les collaborateurs qui se sentent investis de la confiance de leur employeur veulent s'en montrer dignes », explique-t-elle. Autant de pistes pour les DRH. Ils devront agir et, par là même, prendre des risques face aux incertitudes, s'ils veulent préserver leur fonction et... lui donner un nouveau sens.