Le triomphe de la vertu

La Nupes a récemment déposé un projet d’impôt dont l’ambition est de restaurer l’équité fiscale en s’attaquant aux profits « immérités » de certaines grandes entreprises. Cette démarche fait écho à des opinions récemment exposées dans les média par des personnalités tout à fait éminentes. Joseph Stiglitz indiquait ainsi que: « [certaines entreprises] n'ont rien fait pour mériter leurs superprofits qui devraient être frappés par une taxation exceptionnelle » ou encore Antonio Guterres, selon qui il était : « Immoral que les sociétés pétrolières et gazières réalisent des profits records grâce à la crise énergétique actuelle ».
(Crédits : DR)

Même si l'augmentation parallèle des prix de l'énergie et du profit de certaines entreprises est choquante, intégrer une dimension morale à l'impôt sur les sociétés ne va pas de soi.

En premier lieu, il est impossible de séparer nettement le profit d'une entreprise entre la part qu'elle « mérite », c'est-à-dire qui est liée à la qualité de ses produits ou à l'effort de ses employés, et la part qui ne dépend que des circonstances extérieures. La structure du marché, la réglementation, la démographie, les niveaux d'épargne ou encore le taux d'intérêt influencent le profit d'une manière complexe et difficile à mesurer. Il existe donc des profits « non mérités » à des degrés divers, et variables dans le temps, dans tous les secteurs de l'économie, à commencer par l'immobilier, puisque l'augmentation stratosphérique du prix des appartements dans les grandes métropoles françaises, et la plus-value résultante, sont entièrement dûes à des circonstances extérieures (baisse des taux d'intérêt, augmentation des divorces, etc.)

Du point de vue du droit, s'il est vrai que l'équité est l'un des objectifs de la fiscalité, il est important de s'accorder sur le sens qu'on doit donner à ce terme. La constitution française prévoit que les charges publiques doivent être partagées entre les citoyens « en raison de leurs facultés ». Le critère de justice est donc lié à la richesse, et non aux moyens plus ou moins vertueux qui ont permis de l'atteindre. Cette conception justifie qu'un ménage aisé paye un taux d'impôt sur le revenu plus élevé qu'un ménage modeste. En revanche, elle ne permettrait pas qu'à revenu égal, un avocat fiscaliste paye un taux d'impôt plus élevé qu'un médecin urgentiste (par exemple).

Enfin, sous l'angle économique et pratique, une taxe sur les superprofits poserait toutes sortes de problèmes. Comme il est impossible de définir précisément un seuil de profit « normal », la règle serait forcément complexe, difficile à appliquer et sujette à divers contentieux. Dans le cadre de l'économie mondialisée actuelle, elle pourrait également conduire à une réduction des investissements en France. Enfin, faute de ressources de pétrole ou de gaz, et donc faute de rente énergétique, il est peu probable que cette taxe ait un rendement très élevé en France.

Toutes ces raisons expliquent que les taxes « morales » n'aient été historiquement utilisées que dans des circonstances exceptionnelles, et qu'elles n'aient visé que des entreprises dont les pratiques donnaient lieu à une réprobation très large. Les exemples concrets concernent principalement des taxes de guerres, comme les « stew tax » appliquées en Scandinavie pendant la première guerre mondiale à l'attention des entreprises fournissant de la nourriture à l'armée allemande. Plus près de nous, on retrouve la taxe instaurée après la crise de 2008 sur les bonus versés aux employés des Banques qui avaient été sauvées par une injection d'argent public. Aucune des entreprises visées aujourd'hui par les taxes sur les superprofits, quoi qu'on pense d'elles, ne sont coupables de pratiques aussi condamnables.

On demande déjà beaucoup à la fiscalité : financer les dépenses publiques, réduire les inégalités, inciter à faire de la R&D ou à consommer moins de carbone, attirer les investissements étrangers. Est-il vraiment pertinent d'ajouter à cela une nouvelle contrainte morale ?

Sophie Blégent et Julien Pellefigue

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