Ce que le rachat de Nokia par Microsoft va changer

L’acquisition du deuxième fabricant mondial de téléphones par le géant américain des logiciels transforme le visage des deux groupes, mais changera-t-il la donne dans l’univers des appareils connectés ? Analyse d’une opération à 5,4 milliards d’euros qui n’a pas fini de faire des vagues dans le monde de la technologie, notamment en Europe.
Delphine Cuny
Stephen Elop, directeur général de Nokia, va retourner chez Microsoft.

Quasiment trois ans jour pour jour après l'arrivée de Stephen Elop aux commandes de Nokia comme directeur général, Microsoft, le géant américain des logiciels, rachète l'essentiel du fabricant de téléphones mobiles. Dès son annonce le 10 septembre 2010, la nomination de ce Canadien recruté chez Microsoft où il dirigeait la division Business (toute la suite Office) est perçue comme une OPA déguisée de Microsoft sur le Finlandais, à l'époque encore leader mondial des téléphones mobiles (34% de part de marché selon Gartner), loin devant Samsung, et même des smartphones (41%), mais menacé par la percée spectaculaire d'Apple et son iPhone et de Google avec son Android, sans oublier le succès de BlackBerry….

Cinq mois plus tard, en février 2011, lorsque Stephen Elop dévoile le partenariat stratégique conclu entre Nokia et Microsoft, qui consiste à renoncer à Symbian, le logiciel maison, pour adopter Windows Phone, celui de l'américain, comme système d'exploitation unique dans les smartphones, ce sentiment s'est encore renforcé. Et l'hypothèse d'un rachat de Nokia par Microsoft n'a cessé de revenir sur le devant de la scène depuis… jusqu'à sa concrétisation aujourd'hui. Stephen Elop va retourner chez Microsoft où il continuera de diriger cette activité « Appareils et services » (15 milliards d'euros de chiffre d'affaires l'an dernier), absorbée par l'américain : 32.000 salariés vont être transférés juridiquement de l'ancien fleuron européen du GSM au groupe de Redmond, dans l'Etat de Washington, qui emploie plus de 95.000 personnes.

A l'ère post-PC, Microsoft fait le pari de l'intégration verticale

Une issue fatale donc ? L'alliance des deux poids lourds de la high-tech essayant de créer un troisième écosystème face à Apple et Android n'a pas produit le miracle attendu : certes, Windows a dépassé BlackBerry mais sa part de marché dans les smartphones reste presque anecdotique, 3,3%, contre 79% pour Android et 14,2% pour Apple, selon les derniers chiffres du cabinet Gartner au deuxième trimestre 2013. Nokia, qui reste le deuxième fabricant mondial de téléphones toutes catégories avec 14% de parts de marché, derrière Samsung à 24,7% mais devant Apple et LG, représente 80% des smartphones sous Windows, que peu d'autres constructeurs ont adopté.

L'été dernier, Microsoft a annoncé son repositionnement sur la conception et la vente d'appareils connectés, malgré ses nombreux flops dans le domaine, à part dans les consoles de jeu (baladeur Zune, téléphones à clavier Kin, tablettes Slate et Surface) : à l'ère post-PC et du « cloud », l'éditeur de logiciels sait qu'il doit évoluer. Plus de « hardware » pour vendre du « software » ou le pari de l'intégration verticale : Microsoft résume ainsi « le succès dans les téléphones est important pour celui des tablettes et ce dernier aidera les ventes de PC. » Face à Apple et Google et leurs écosystèmes d'applications disponibles sur toute forme d'appareils, téléphone, tablette, ordinateur et même télévision, Microsoft ne peut se permettre de rater ce virage stratégique de la mobilité. Il compte mettre toute sa puissance marketing derrière les smartphones Lumia (dont il rachète la marque) et atteindre l'équilibre dès qu'il dépasse les 50 millions d'exemplaires écoulés, en visant les 15% de part de marché en 2018.

La marque Nokia devrait disparaitre des smartphones

Le géant de Redmond, bardé de 77 milliards de dollars de trésorerie et fort d'une capitalisation boursière de 278 milliards de dollars, à peine moins que Google, est tenté depuis plusieurs mois par un rachat pur et simple de Nokia (qu'il réalise avec du cash offshore). Les discussions ont commencé à Barcelone en février dernier et se sont poursuivis lors d'une cinquantaine de rencontres, comme l'ont raconté le président du conseil d'administration de Nokia, Risto Siilasmaa, et Steve Ballmer, le bouillant patron de Microsoft, venu sur place en Finlande présenter l'opération.

Peut-être remplacé par Elop, Ballmer partira dans un an après avoir profondément transformé le groupe fondé par Bill Gates, qui va grossir d'une branche pesant presque autant que la division Windows (19 milliards de dollars sur 77 milliards au total). Microsoft devient d'un coup numéro deux mondial du mobile et hérite d'un vaste réseau logistique pour distribuer dans des centaines de pays, qui peut se révéler un atout par rapport à Google dans les marchés émergents.

Le groupe américain conservera-t-il la partie téléphones basiques (la moitié des ventes) ou la cèdera-t-il à un fabricant entrée de gamme asiatique ? Le Chinois Huawei s'était dit intéressé, mais plutôt par la marque et le haut de gamme. Or la marque reste propriété de Nokia, dont l'américain paie le droit d'usage pendant 10 ans pour les téléphones basiques. Le nom Nokia devrait disparaitre des smartphones Microsoft Windows Phone : « une seule marque, une voix unifiée » explique le groupe américain, dans la droite ligne de sa réorganisation générale sous la bannière « One Microsoft. »

Nokia garde jalousement ses brevets

Le pari de Microsoft est loin d'être gagné, lorsque l'on voit les difficultés de Google pour redresser Motorola, qu'il avait d'abord racheté pour ses brevets. Dans le cas de Nokia, le groupe finlandais conserve jalousement son portefeuille de brevets : il a signé, dans le cadre de la vente, un accord de licence de 10 ans non-exclusif avec Microsoft pour la somme de 1,65 milliard d'euros (incluant une option pour un prolongement perpétuel).

L'acquisition de l'activité de téléphones mobiles de Nokia seule ne coûte en fait que 3,79 milliards d'euros à l'américain : une somme qui laisse rêveur quand on se souvient que Microsoft a racheté Skype pour 8,5 milliards de dollars en cash en 2011 (environ 6 milliards d'euros). Une division à part entière du nouveau Nokia, baptisée Advanced Technologies, sera d'ailleurs consacrée à l'extension du programme de licences des brevets. Un actif stratégique alors que la guerre des brevets ne semble pas tout à fait terminée… En France, Alcatel-Lucent a dû gager ses brevets pour obtenir des facilités de crédit, provoquant un tollé à Bercy.

Une montagne de cash qui relance le scénario d'une fusion avec Alcatel-Lucent

Que restera-t-il d'autre du dernier des Mohicans de la téléphonie mobile en Europe, qui s'ampute de la moitié de son activité, en dehors de cette montagne de cash qu'il va récupérer et en partie redistribuer aux actionnaires ? NSN, l'équipementier de réseaux télécoms aux 50.000 salariés et 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont Nokia est depuis peu propriétaire à 100% après avoir acquis les parts de Siemens pour 1,7 milliard d'euros. Redevenu profitable après une sévère restructuration, NSN met en avant sa position de numéro deux dans la 4G (la technologie LTE), derrière Ericsson.

Les liquidités pourraient servir à financer en partie une fusion avec Alcatel-Lucent (valeur boursière de 5,2 milliards d'euros), pour créer le fameux « Airbus des télécoms » dont on rêve à Bercy: l'action de l'équipementier français s'envole d'ailleurs de plus de 10% ce mardi à la Bourse de Paris. A l'annonce du rachat des parts de Siemens, les analystes en étaient convaincus : Nokia s'achetait un avenir, « quoi qu'il arrive » au cœur de métier, les smartphones et téléphones classiques. « Aujourd'hui est un jour de réinvention, nous allons écrire le prochain chapitre de l'histoire de Nokia, né il y a près de 150 ans » a déclaré le président du conseil d'administration, qui n'a pas caché son émotion, rappelant que le groupe n'a cessé de se réinventer, de la pâte à papier aux produits en caoutchouc puis dans l'électronique et enfin la téléphonie mobile.

La bataille des cartes et de la voiture connectée

L'autre actif, plus petit par la taille mais majeur sur le plan stratégique, que garde Nokia est baptisé « Here » (« ici » en anglais) et recouvre tous ses services de cartes numériques et de géolocalisation, issus du rachat à prix d'or de l'américain Navteq en 2007 (5,4 milliards d'euros en cash). Face à la concurrence des cartes de Google Maps, Nokia avait dû rendre les siennes gratuites sur ses appareils et multiplier les accords de licence, auprès de Yahoo, Amazon, Garmin, ainsi que Microsoft (Bing) qui paiera un nouveau contrat de licence sur quatre ans dans le cadre du « deal », mais aussi auprès de nombreux constructeurs auto (Audi, BMW, Ford, etc) au point que « 4 voitures sur 5 équipées d'un outil de navigation intégré utilisent les cartes HERE » affirme Nokia.

Le groupe finlandais espère jouer un rôle clé dans la bataille de la voiture connectée au « cloud », terrain sur lequel Apple veut aussi tenter sa chance, avec la relance de son service de synchronisation « iOS in the car » et son assistant vocal intelligent Siri. L'activité de Here génère un peu moins de 900 millions d'euros de chiffre d'affaires par an et est à l'équilibre. Nokia espère la faire grandir.

Regret de ne pas avoir tenté l'option Android

En attendant, cette cure d'amaigrissement drastique laisse la Finlande en état de choc, même si le pays nordique s'est préparé psychologiquement à l'après-Nokia, depuis les suppressions d'emploi massives des trois dernières années et la fermeture de la dernière usine l'an passé. Stupeur chez les uns, sentiment de gâchis chez les autres, regret de ne pas avoir tenté l'option Android chez certains. « C'est vraiment dommage, mais cela aurait-il été différent si Nokia avait choisi Android ? » s'interroge Carolina Milanesi, experte du cabinet Gartner.

Symboliquement, c'est aussi un coup dur pour l'Europe qui perd son dernier constructeur européen de téléphone mobile, domaine où le Vieux continent avait été pionnier : Ericsson a revendu ses parts à Sony, Sagem a fait faillite, Alcatel a vendu sa marque au chinois TCL… De petits acteurs comme Archos tentent de survivre au milieu des géants mais toute la valeur du secteur se crée désormais entre la côte ouest des Etats-Unis (Microsoft, Google, Apple) et l'Asie (Samsung, LG, Sony, Huawei, etc)…

Delphine Cuny

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Commentaires 25
à écrit le 05/09/2013 à 16:35
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Point de vue d'une personne ayant travaillé chez Nokia en Finlande. Avant que Elop n'arrive, Nokia avait enfin construit un écosystème autour de Symbian et de son portail de contenu OVI. Sur tous les marché, Nokia était #1 ou #2 sur le segment du sma...

à écrit le 05/09/2013 à 12:18
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Je crois rever en lisant les commentaires ici. Quand on maitrise mal un sujet on en parle pas. Nokia c'etait deja fini avant Elop. L'entetement symbian pendant le virage vers le tout smart tactil classe cool de l'iphone. Puis la reaction tardive Meeg...

le 05/09/2013 à 19:11
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LG, HTC et ZTE ne sont pas déficitaires et battent tous Nokia sur les ventes de smartphones, et de loin.

le 06/09/2013 à 5:36
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Totalement d'accord. Les soi disant constructeurs noyés dans la masse Android vendaient plus de smartphones que feu Nokia avec ses Windows phone. Et le cas de Sony est éloquent. Un constructeur avec l'image de sérieux et fabriquant de beaux téléphone...

à écrit le 05/09/2013 à 11:12
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1 - Android aurait totalement changé la donne. Des fabriquants qui n'ont pas l'image de marque de Nokia l'explosent au niveau des vented de smartphones. Et sans faire de bénéfices à la Apple, ils ne brûlent pas un milliard de dollars par an. 2 - C'es...

à écrit le 05/09/2013 à 10:30
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Quand l'Europe va-t-elle arrêter d'être aussi naïve? La soi-disante concurrence libre et non faussée n'existe pas, nous ne jouons pas un sport fair-play, il s'agit d'une guerre économique où les US rachètent tout, inondent la silicon valley (via la D...

à écrit le 04/09/2013 à 13:07
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Coup de blues en regardant mon Nokia basique qui ne fait que téléphone et SMS (que je ne recharge que tous les 3 mois !) ...

à écrit le 04/09/2013 à 12:38
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Nokia et la Finlande, c'était "l'économie de la connaissance", Le Modèle à dupliquer pour profiter collectivement de la mondialisation. L'Europe est condamnée à moyen terme, surtout si elle continue de se laisser envahir.

à écrit le 04/09/2013 à 11:27
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Dans le petit monde de la technologie, tout va tres vite comme en atteste l effondrement de Blackberry et Nokia, pourtant archi leaders dans leur secteur. Apple a une dimension plus regionale que mondiale, du fait de sa position de faiblesse en Asie....

le 04/09/2013 à 11:48
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windows 8 ... ça ressemble à une usine à gaz ... avec siphonnage de votre carte bancaire éventuel !

à écrit le 04/09/2013 à 10:40
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Ce n'est pas sans raison que le plus populaire des quotidiens finlandais, Ilta-Sanomat, se demande si Elop, premier dirigeant étranger de Nokia, n'était pas en fait un "cheval de Trois" qui n'a fait qu'exécuter la stratégie de Microsoft destinée à ra...

à écrit le 04/09/2013 à 9:44
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je trouve dommage que l'on pleure sur la fin d'un géant européen. Si Nokia à périclité c'est parce que le vieux continent n'est pas capable de d'innover suffisamment et surtout de penser autrement qu'en terme de ventes à l'état pure. Apple, Google et...

le 04/09/2013 à 10:45
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C'est sûr les Américains gagnent uniquement en prenant des risques et en laissant faire la concurrence libre et non faussée, jamais par des abus de position dominante, l'espionnage industriel à grande échelle sous couvert de lutte anti-terroriste ou ...

à écrit le 04/09/2013 à 7:09
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Pas une si mauvaise chose, Microsoft ayant de quoi satisfaire les entreprises ou NOKIA avait déjà un très bon taux de pénétration et bonne réputation, le produit Azure pour le cloud, un OS qui "murit" très bien, un Office 365 loué qui libère des "mis...

à écrit le 03/09/2013 à 21:10
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Nokia était un géant aux pieds d'argile ces dernières années , le rachat par microsoft quel gifle pour l'Europe qui voulait plus de windows ici et là et avec des logiciels tiers , virez les par la porte ils reviennent par la fenêtre , trop drôle .. i...

à écrit le 03/09/2013 à 19:08
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ce que je retiens " Regret de ne pas avoir tenté l'option Android" !... sous linux depuis 20 ans !

le 05/09/2013 à 12:40
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ce bon vieux linux et que de souvenirs ... surtout quand on connait l'origine From: [email protected] (Linus Benedict Torvalds) Newsgroups: comp.os.minix Subject: Gcc-1.40 and a posix-question Message-ID: <[email protected]...

à écrit le 03/09/2013 à 18:40
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Si Bercy pouvait laisser les opérateurs industriels travailler et élaborer leurs stratégies au lieu de se mêler de nommer des dirigeants à sa botte, la France ne serait pas hors jeu. On sait que français et allemands ne peuvent travailler ensemble qu...

à écrit le 03/09/2013 à 18:31
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Téléphoner via skype (qui appartient déjà Microsoft) connecté en wifi ???

à écrit le 03/09/2013 à 18:26
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Cela va renforcer le caractere oligopolistique de l'industrie. iOS, Android et WP8. Il n'y aura plus que des smartphones, meme si une partie du mrche ne veut qu'un simple telephone pour... telephonner. Samsung et HTC vont accelerer leur transition ve...

à écrit le 03/09/2013 à 17:03
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C'est quand même une sacrée gifle pour l'Europe. A part faire de produits classiques (avions, voitures, produits de luxe), nous autres Européens somme totalement largués dans les technologies d'avenir. On vit des rentes de programme industriels lancé...

le 03/09/2013 à 18:34
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... avec les 35H, le principe de précaution, plus un président qui n'aime pas les riches ! On est pas sorti de l'auberge !!!!!!!

le 03/09/2013 à 22:28
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l'aéronautique est une industrie bien plus avancée que la téléphonie. Les chinois savent faire des iphones mais ont encore du mal avec leur comac.

le 04/09/2013 à 9:42
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Je suis bien d'accord avec vous. Nokia et la Finlande, c'était "l'économie de la connaissance", le Modèle à dupliquer pour profiter collectivement de la mondialisation. L'Europe est finie.

le 04/09/2013 à 23:28
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Arrêtez de pleurnicher sur l'Europe. Qui vient d'echapper de peu à la faillite le même jour ? http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/09/03/kodak-sort-de-la-faillite-au-prix-fort_3470682_3234.html

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