« All Turtles va renverser le modèle mondial de production des innovations » Phil Libin

EXCLUSIF. L’ancien cofondateur et Pdg d’Evernote, devenu investisseur, Phil Libin, lance sa nouvelle entreprise, All Turtles. Un "startup studio" de nouvelle génération, spécialisé dans l’intelligence artificielle, basé à San Francisco, à Paris et à Tokyo avant d’attaquer le reste du monde en 2018. La plateforme ambitionne rien de moins que de réinventer le circuit de production des innovations, partout dans le monde. Entretien.
Sylvain Rolland
Phil Libin, lance, le 1er juin, sa nouvelle entreprise, All Turtles. (Crédits:All Turtles)

LA TRIBUNE - Qu'est-ce que All Turtles ?

PHIL LIBIN - All Turtles est une nouvelle structure qui, je l'espère, poussera encore plus de gens extraordinaires à innover, partout dans le monde. C'est un startup studio spécialisé dans l'intelligence artificielle, qui se lance d'abord à San Francisco, Paris et Tokyo, puis dans de nombreux autres endroits à partir de 2018, dont le Mexique, l'Europe de l'Est, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Inde, l'Afrique du Nord ou encore l'Europe du Nord. Le but à terme est de quadriller l'ensemble du monde.

Pour comprendre d'où on vient, il faut partir d'un peu plus loin. Dans l'industrie de la tech, il y a deux types d'entreprises. D'un côté, il y a les grands groupes, dont la préoccupation première est de protéger leur position. Ces sociétés sont très organisées, elles savent où elles vont, ne font pas beaucoup d'erreurs, mais elles manquent de souplesse et innovent peu. De l'autre côté du spectre, il y a les startups, qui n'ont rien à protéger, tout à construire, qui sont innovantes et agiles. Mais elles sont désorganisées, elles apprennent sur le tas et font un nombre impressionnant d'erreurs. Un entrepreneur passe son temps à faire des erreurs. Je le sais, je l'ai vécu, y compris avec mon grand succès Evernote [qui fut l'une des premières licornes de la Silicon Valley en 2012, NDLR]. Il y a donc un espace à occuper dans ce spectre, en prenant le meilleur des structures déjà bien établies -l'expérience, les talents- et les idées innovantes des entrepreneurs. C'est le principe des startup studio, où des experts aident des startups à se lancer avant qu'elles poursuivent leur chemin seules.

> Lire aussi: Phil Libin lance All Turtles, un startup studio mondial, le Netflix des innovations

Mais All Turtles ira beaucoup plus loin. L'idée est de ne même pas avoir besoin de créer une startup pour lancer et commercialiser un produit ou un service que tout le monde utilisera. L'inspiration vient d'une autre industrie, celles des nouvelles séries TV d'Hollywood. Depuis dix ans, nous vivons un âge d'or de la télévision. Non seulement il n'y a jamais eu autant de séries, mais il n'y a jamais eu autant de séries de qualité. Pourquoi ? Parce que des acteurs comme HBO, Netflix et Amazon ont inventé une nouvelle génération de studios qui ont changé le paradigme de la production. Ces studios ont placé la qualité au cœur du processus. Pour faire en sorte de créer la meilleure série possible, ils mettent à la disposition des créateurs les meilleurs professionnels du milieu -réalisateurs, scénaristes, producteurs, ingénieurs du son...- et les moyens financiers adéquats, tout en leur laissant carte blanche pour exprimer leur créativité. Cela donne Game of Thrones. Pourquoi ne pas faire la même chose avec les entrepreneurs ? All Turtles vise donc à adapter ce modèle gagnant à la tech. C'est un studio d'investissement destiné à attirer les meilleurs talents, à réaliser les meilleurs produits et à s'occuper de leur distribution.

Comment cela va-t-il fonctionner ?

All Turtles mettra à la disposition des entrepreneurs des experts dans tous les domaines -marketing, ressources humaines et techniques, expertise légale, propriété intellectuelle, stratégie, design, test consommateur...- pour transformer une idée en produit commercialisable. Le studio financera son développement. L'entrepreneur en restera toujours le propriétaire, mais il réalisera son idée dans le cadre du studio. Souvent, il n'y aura donc même pas de startup, juste un produit développé par le studio. Si l'entrepreneur veut ensuite créer une structure, libre à lui. Nous garderons simplement un pourcentage dans l'entreprise.

Nous dupliquerons cette méthode partout dans le monde, ce qui permettra aux entrepreneurs d'innover là où ils sont. All Turtles, c'est le contrepied de la méthode popularisée par la Silicon Valley. Aujourd'hui, si vous voulez lancer un produit innovant sur le marché, vous devez créer une startup. Si vous avez de l'ambition, il faut venir dans la Silicon Valley, postuler dans un accélérateur, trouver de l'argent en amorçage pour développer votre idée, faire le tour des fonds d'investissements, laisser entrer quelques financiers dans votre conseil d'administration, maîtriser la croissance, le cash, les ressources humaines, la communication, le marketing, les galères administratives...

L'entrepreneur ne fait que gérer un nombre incroyable de problèmes à la minute, sous une pression intense. Si on supprime la startup, on supprime les problèmes. Les fondateurs contrôlent toujours le produit, mais ils n'ont pas à devenir CEO s'ils n'en ont pas envie. Certains n'en ont d'ailleurs pas les capacités. Ils doivent juste être des créateurs. Notre slogan en deux mots résume tout: Product First [le produit d'abord, NDLR].

Certains des huit premiers projets dans le portefeuille d'All Turtles sont déjà des startups qui se sont lancées et ont des clients, comme Growbot ou Replika. Vous ne prendrez donc pas uniquement des projets au stade de l'idée ?

L'objectif est que, dans cinq ans, les étudiants les plus brillants de l'Ecole 42 à Paris ou de l'Université de Monterrey à Mexico, réalisent le produit dont ils rêvent là où ils se trouvent, sans avoir besoin de subir les inconvénients de créer une startup ni de venir dans la Silicon Valley. Mais ceux qui veulent bénéficier de notre expertise après la création de leur startup, peuvent aussi venir dans le studio. Nous les aiderons à se développer avec les meilleurs experts.

Qui sont les investisseurs qui vous financent et de combien d'argent disposez-vous ?

Je ne peux pas dévoiler le montant de l'enveloppe pour l'instant. Mais nous avons le soutien de fonds et d'investisseurs majeurs dans nos trois premiers pays, les Etats-Unis, la France et le Japon. General Catalyst [l'un des grands fonds d'investissement américain, qui a investi 4 milliards de dollars dans la tech depuis 2000, NDLR] nous soutient, tout comme le japonais Digital Garage. En France, nous réglons les derniers détails. Mais nous aurons les moyens de nos ambitions. Nous entrerons dans chaque pays avec des investisseurs importants du pays en question.

Pourquoi se spécialiser dans l'intelligence artificielle ?

Parce que demain, l'intelligence artificielle sera partout. Nous vivons le début d'un nouveau cycle d'innovation, donc aujourd'hui, l'intelligence artificielle est un secteur à part entière, comme l'était le mobile il y a dix ans. Mais ce ne sera plus le cas dans cinq ans. L'idée est de créer plusieurs studios, chacun autour d'un grand thème. Aujourd'hui, c'est l'intelligence artificielle, mais dans le futur il y en aura d'autres comme la médecine prédictive ou l'espace.

Comment avez-vous eu l'idée de All Turtles ?

Après avoir passé 20 ans à créer des entreprises et à investir, j'ai fini par réaliser que le modèle de la Silicon Valley est plutôt inefficace. Enfin, il est très efficace pour les jeunes hommes blancs ou Indiens de 25 ans diplômés de l'Université de Stanford, mais il n'est pas duplicable ailleurs. Aucun autre endroit au monde ne dispose d'un écosystème d'innovation aussi riche, composé d'universités, de plusieurs générations de business angels et d'investisseurs dotés de formidables capacités d'investissement, et d'entreprises technologiques majeures. Celui qui veut lancer une innovation de portée mondiale doit venir ici. Est-ce que cela signifie que toutes les idées novatrices sont dans la Silicon Valley ? Bien sûr que non. 99% des gens brillants ne sont pas ici, mais tous les ans, 60% des innovations dans le monde sortent de la Silicon Valley. Cela veut dire qu'à cause de l'absence d'écosystème, de nombreuses idées géniales restent sur le carreau ou ne se développent pas à la hauteur de leur potentiel.

J'ai passé des années à parcourir le monde pour expliquer le succès de la Silicon Valley et donner des conseils pour aider à reproduire ce modèle. Puis j'ai réalisé que c'était stupide: pourquoi devoir d'abord créer une startup ? Pourquoi ne pas directement faire un produit ? Si vous êtes un peintre, vous avez juste à peindre. All Turtles remet en question l'idée qu'une startup est la bonne façon de commencer. On dit: « Faites une startup ou pas, on s'en fout, mais faites le produit d'abord ».

Honnêtement, c'est le projet le plus ambitieux de ma vie. J'ai l'impression que tout ce que j'ai fait dans ma carrière m'a mené à cette idée. J'y pense depuis une dizaine d'années, mais cela semblait trop ambitieux à l'époque. Aujourd'hui, je ressens un besoin. J'ai vraiment décidé de le faire après l'élection de Donald Trump, en novembre. Le monde évolue dans une direction qui me trouble, il devient de moins en moins interconnecté et de plus en plus fermé. C'était le bon moment.

L'entreprise se lance à San Francisco, à Paris et à Tokyo. Pourquoi commencer par ces trois villes ?

Puisque nous voulons attirer des talents partout dans le monde, il faut être international dès le début. L'axe San Francisco-Paris-Tokyo me plaît beaucoup car ce sont trois villes formidables pour innover, dotées d'énormément de talents et d'une culture de l'innovation. Ce sont trois villes que j'aime beaucoup et que je connais bien, y compris du côté des investisseurs, ce qui m'a facilité la tâche pour convaincre certains d'embarquer avec nous. Le siège sera à San Francisco car je vis ici. J'ai hâte d'ouvrir All Turtles dans des endroits comme le Mexique, l'Europe de l'Est ou l'Inde. Ces pays fourmillent de gens brillants, il y a un marché énorme, mais ce sont de très mauvais endroits pour lancer une startup car ils n'ont pas de vrai écosystème.

Qui sont les autres cofondateurs et combien y'a-t-il d'experts dans votre équipe ?

C'est une grosse équipe. Les deux autres cofondateurs sont Jessica Collier [ancienne d'Evernote et de la société Copper Technologies, NDLR] et Jon Cifuentes [ancien journaliste de Venture Beat, NDLR]. Il y a entre 50 et 60 personnes dans l'équipe. Ce chiffre comprend nos experts du studio et les fondateurs des neuf premiers projets.

La Silicon Valley et les autres écosystèmes d'innovation dans le monde sont critiqués pour leur manque de diversité, qu'il s'agisse de femmes ou de minorités. L'idée est-elle aussi d'attirer des talents plus divers, qui se heurtent aujourd'hui à des plafonds de verre ?

Absolument. Si vous êtes un homme blanc ou indien entre 22 et 27 ans, avec un diplôme d'ingénieur de Stanford, et que vous vivez dans la Silicon Valley, vous avez une grande chance de réussir votre startup. Mais si vous êtes une femme de 35 ans à Tokyo, qui a étudié la décoration, et que vous avez une super idée, vous n'avez aucune chance car vous cumulez trop de handicaps pour créer le produit qui va changer la vie des gens.

Je pense qu'on va pouvoir attirer 100 fois plus de talents, de tous les horizons, qui vont amener de super nouvelles idées qui ne verraient pas le jour dans la Silicon Valley. Quand nous serons au Mexique, nous donnerons, de fait, une chance à des entrepreneurs mexicains qui n'auraient pas pu réaliser leur rêve avant.

La Silicon Valley exporte une recette d'innovation qui ne fonctionne pas pour la plupart des endroits du monde. Essayons-en une autre, y compris ici, à San Francisco. Après tout, la Silicon Valley excelle pour se disrupter elle-même. On va probablement agacer quelques personnes, mais on va sûrement en contenter bien plus. Jessica, l'une des cofondatrices, est une femme. C'est important pour changer de regard. Plusieurs startups du portefeuille sont dirigées par des femmes, dont Replika, l'un des bots d'intelligence artificielle les plus prometteurs du marché. La clé pour rendre la tech plus paritaire et plus diverse, c'est de sortir de la Silicon Valley.

En France, l'entrepreneur et investisseur Xavier Niel, avec Station F et l'Ecole 42 qui produit de nombreux talents, ne serait-il pas le partenaire idéal pour le projet ?

Je ne peux pas encore dévoiler des choses pour la France. Xavier est formidable, il est une grande inspiration pour moi. L'Ecole 42 est l'une des meilleures choses que j'ai vues ces dernières années. Beaucoup de personnes qui y étudient vont avoir de super idées de produits dont le monde a besoin.

Quels profils recherchez-vous ?

On recherche des gens passionnés qui veulent développer leur innovation et en garder le leadership. Les rêveurs ne m'intéressent pas. Je ne veux pas attirer des Leonard de Vinci, car Leonard de Vinci n'a jamais rien inventé, il n'a fait que rêver à des choses qui étaient impossibles à réaliser en son temps. Les produits que nous cherchons doivent être réalisables maintenant. Le fondateur n'a pas forcément besoin d'être un programmeur, car on peut lui apporter cette expertise, mais il doit être un leader actif. Pour moi, un bon entrepreneur est quelqu'un qui adore résoudre des problèmes avec des nouvelles solutions. C'est très différent des entrepreneurs qui développent une technologie, puis, qui tentent de lui trouver une utilité. Souvent, ça ne marche pas.

Quelle sera votre rôle au sein d'All Turtles ? Allez-vous poursuivre vos activités d'investisseur chez General Catalyst ?

Je serai CEO d'All Turtles, mais je resterai Senior advisor pour General Catalyst. Je compte passer la moitié de mon temps hors des Etats-Unis, à la recherche des innovateurs du monde entier. Je continuerai à faire des investissements de temps en temps pour General Catalyst, mais ce sera clairement une activité périphérique.

Après avoir franchi le Rubicon devenant investisseur, le virus de l'entrepreneuriat a-t-il fini par vous rattraper ?

Après Evernote, je ne pensais pas redevenir entrepreneur. Mais j'ai changé d'état d'esprit. Ma motivation désormais n'est plus de diriger mon entreprise, mais d'avoir un impact. J'ai réalisé que le monde du venture capital (VC) de la Silicon Valley est un jeu à somme nulle. Tout le monde s'arrache les mêmes génies qui sortent de Stanford. Ils sont vraiment brillants, ce n'est pas la question. Mais si je n'investis pas dans leur startup, dix autres le feront à ma place. Et même si j'investis, je n'aurais pas un impact déterminant dans leur succès. Si mon job est uniquement d'essayer de convaincre les startups fondées par des anciens de Stanford, de prendre mon argent plutôt que celui des fonds concurrents, c'est certes très lucratif, mais je ne créé aucune valeur. En allant chercher des talents au Mexique ou en Europe de l'Est, je fais une différence.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

Sylvain Rolland

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Commentaires 3
à écrit le 20/05/2017 à 12:45
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Son discours est comme les séries Netflix : beaucoup de blabla filmé en HD.

à écrit le 16/05/2017 à 8:45
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L'IA, le saint Graal de notre société. Créer un Système Automatique de Traitement et d'Analyse Neuronal déshumanisera notre société qui sera au service de ce nouveau dieu. C'est en fait la quête du pouvoir absolu qui se cache derrière cette informati...

à écrit le 15/05/2017 à 16:02
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Toujours l'effet Uber qui exploite en numérique et sous forme de rente tout ce qui existe déjà!

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