Cédric O  : "Le numérique ne peut pas être réservé à une aristocratie" (1/2)

Par Sylvain Rolland et Anaïs Cherif  |   |  2387  mots
Le secrétaire d'Etat au Numérique, Cédric O. (Crédits : DR)
ENTRETIEN EXCLUSIF, PARTIE 1. Le secrétaire d'État au Numérique, Cédric O, dévoile à La Tribune ses chantiers pour 2020, à commencer par la réduction de la fracture numérique alors que 13 millions de Français restent sur le carreau de la révolution numérique. L'ancien conseiller d'Emmanuel Macron à l'Élysée précise également sa pensée sur le déploiement de la reconnaissance faciale et sur la controversée loi Avia contre la haine en ligne.

LA TRIBUNE - Emmanuel Macron a promis la dématérialisation de 100% des démarches administratives à l'horizon 2022. Mais 13 millions de Français, soit 20% de la population, sont toujours éloignés du numérique et ce chiffre ne baisse pas. Pourrez-vous tenir cette promesse ?

CÉDRIC O - La fracture numérique est un problème global, pas uniquement français. Cette proportion de 20% de la population est similaire dans les autres pays occidentaux car la révolution numérique vient toujours ajouter d'autres fractures aux fractures existantes, et laisse certaines personnes de côté.

Depuis plusieurs années, certaines administrations ont pu être tentées de dématérialiser les démarches administratives "à marche forcée". Cette approche n'est pas la bonne et nous souhaitons surtout mettre l'accent sur l'accessibilité et la simplicité des démarches. L'objectif est de permettre à chaque Français, même les plus éloignés du numérique, de bénéficier de la même qualité de service.

Dans un monde de plus en plus digital, la capacité à embarquer l'ensemble des citoyens est décisive si on veut continuer à faire société. Il ne faut pas oublier que certains Français ne seront jamais capables de faire leurs démarches administratives sur Internet, à cause de leur âge, de leur parcours de vie ou d'un handicap. Certains ne savent pas allumer un ordinateur, d'autres savent communiquer via WhatsApp ou Messenger mais pas remplir un formulaire en ligne. Les inaptitudes au numérique sont très diverses et on ne peut pas les ignorer.

Comment réduire la fracture alors ?

Il faut repenser le parcours de la dématérialisation. Cela commence par former au numérique tous ceux qui peuvent l'être, et qui représentent au moins la moitié de ces 13 millions de Français. Pour l'autre moitié, il faut absolument garder les services publics par téléphone et faire en sorte qu'il y ait des structures d'aide sur l'ensemble du territoire, pour que d'autres réalisent les démarches à leur place.

Les 2.000 "maisons France Services" prévues d'ici à 2022, soit une par canton, apporteront ce maillage territorial. Il s'agit d'un guichet unique de services (CAF, assurance maladie, assurance vieillesse, La Poste, Pôle Emploi, Mutualité sociale agricole...) qui fait l'objet d'un investissement de 200 millions d'euros. Il faut aussi réorganiser les 5.000 lieux existants de médiation numérique.

Enfin, la réduction de la fracture numérique passe par la simplification des démarches. Cela n'est pas sans lien avec l'effort que nous portons sur le "dites-nous le une fois". Il arrive souvent qu'une administration demande un document -carte d'identité, avis d'imposition, carte Vitale...-qu'une autre administration possède déjà. Non seulement c'est absurde, mais chacune de ces demandes est une barrière pour ceux qui ne sont pas à l'aise avec l'informatique. Il faut donc jouer sur tous les leviers : la présence physique, l'assistance par téléphone, la simplicité d'utilisation, la formation de ceux qui peuvent l'être.

Vous avez annoncé à Bayonne la semaine dernière l'extension du Pass Numérique, le lancement d'Aidants Connect, et à Lyon cette semaine une initiative contre l'illectronisme. Quelle est la cohérence globale ?

Le Pass Numérique est le dispositif de chèques-formation sur lequel nous nous appuyons pour financer des formations au numérique pour tous et sur tout le territoire. Nous sommes déjà en train de le déployer dans 47 collectivités, avec un investissement qui passe de 10 à 30 millions d'euros, afin de couvrir l'ensemble du territoire. Il est par ailleurs nécessaire d'outiller les aidants, qui doivent aujourd'hui trop souvent recourir au système D. C'est pourquoi nous avons lancé l'expérimentation d'un nouveau service public numérique « Aidants Connect » pour leur permettre de réaliser des démarches administratives en ligne pour le compte d'une personne qui ne peut les faire seule.

Ces différentes initiatives sont les pièces d'un même puzzle. L'Etat met en place depuis un an et demi une véritable politique publique d'inclusion numérique. C'est ce qui a motivé la création de la Mission Société Numérique, qui coordonne l'action. Résorber la fracture numérique nécessite une alliance entre tous les acteurs : l'Etat, les collectivités locales, les entreprises et les associations de terrain. Il faut la construire et c'est toute la difficulté car bien qu'il existe 5.000 structures de médiation numérique, aucune n'est opérée par l'Etat. Chacune dispose de sa méthodologie et d'un savoir-faire disparate. La mise en place d'une politique qui crée les synergies est donc indispensable. Mais cela prend du temps.

Notre logique est celle de l'Etat-plateforme qui structure, coordonne et finance les acteurs existants, et qui créée les ponts qui manquent. Tout le monde doit savoir qui fait quoi, qui est où, monter en compétence avec des objectifs communs. Ce travail est en cours d'achèvement. L'objectif est de toucher entre 6 et 7 millions de personnes, soit la moitié des 13 millions de personnes isolées du numérique.

Que faire pour démocratiser l'accès aux métiers du numérique à toutes les catégories de la population ? Le paradoxe actuel est que de nombreux emplois restent non pourvus alors que les études montrent une sous-représentation des femmes et de la diversité sociale et culturelle dans ces métiers d'avenir...

Nous devons former et reformer plus de personnes, c'est indispensable. On estime qu'il manque 80.000 emplois actuellement dans les métiers du numérique, 200.000 à l'horizon 2022, et 900.000 au niveau européen. La reformation des personnes dont les métiers sont impactés ou menacés à cause du numérique est au cœur du Pacte productif porté par Bruno Le Maire. La crise des talents est le premier goulot d'étranglement à la croissance des startups, et aussi un grand défi pour la transformation des grandes entreprises.

Le deuxième problème, et c'est un enjeu majeur pour la French Tech, est la nécessité d'attirer davantage de talents de l'étranger. Les écosystèmes d'innovation qui s'imposeront sont ceux qui attireront les meilleurs talents du monde entier. La force de la Silicon Valley ou de Londres, c'est leur attractivité. C'est pour cela que nous avons inventé le French Tech Visa, élargi en début d'année, ou que nous avons ouvert les BSPCE [bons de souscription de parts de créateur d'entreprise, ndlr] aux entrepreneurs étrangers. Notre volonté est de faire de Paris la première place de talents dans la tech au niveau européen.

Enfin, il y a un très gros problème de diversité de l'écosystème. La French Tech est trop refermée sur elle-même. Le profil type est trop souvent un homme blanc francilien de 40 ans qui sort de HEC ou de Polytechnique. Cela pose un double problème de performance et de soutenabilité. De performance car toutes les études montrent que les écosystèmes les plus divers enregistrent de meilleures performances économiques. De soutenabilité car la tech ne peut pas être réservée à une aristocratie. Une partie de la colère ou du ressentiment que la tech a pu faire émerger dans l'opinion ces dernières années, vient de ce sentiment d'inaccessibilité.

Il existe de nombreuses micro-initiatives mais elles restent sans impact global puisque le plafond de verre pour les femmes et la diversité sociale et culturelle reste tout aussi fort voire s'amplifie depuis 10 ans. Que peut faire la puissance publique ?

Il n'y a pas de solution magique qui fait que du jour au lendemain, la part de femmes dans les métiers de la tech va doubler, mais l'exemple allemand montre qu'une action constante sur le long terme peut réellement faire bouger les lignes.

Le premier élément central est l'éducation. Avec Jean-Michel Blanquer, nous agissons sur la sensibilisation des professeurs à tous les niveaux, notamment avec la généralisation des cours de Sciences numériques et technologie en seconde.

Le deuxième levier est de faire en sorte que des petites filles et garçons se projettent dans des role models féminins. Des initiatives comme Sista, portée par un collectif de femmes entrepreneures, peuvent faire bouger les lignes. Parfois, il faut de la coercition, comme on l'a fait pour que les femmes soient mieux représentées dans les conseils d'administration. Mais sur un sujet aussi complexe, il faut travailler sur l'ensemble de la chaîne : les parents, la sensibilisation des professeurs, la formation tout au long de la vie, inciter les entreprises.

Quid de la diversité sociale et culturelle ?

La promotion de la diversité est le premier budget de la Mission French Tech. Nous investissons 15 millions d'euros sur 2020-2021 dans le programme French Tech Tremplin, qui vise à donner à des personnes socialement défavorisées les armes de l'entrepreneur d'aujourd'hui, c'est-à-dire les choses qui s'apprennent en dehors de l'école comme le réseau et les codes sociaux. Je sens une vraie réceptivité de la part des entreprises de la French Tech et des grands groupes, qui sont souvent soucieuses de leur impact sociétal.

Les startups françaises ont levé en 2019 un record de 5 milliards d'euros et 2020 commence en fanfare avec déjà 1 milliard d'euros levés dont quatre méga-levées de plus de 100 million d'euros, soit autant que toute l'année dernière. Le verrou du financement est-il en train de sauter ?

Je pense que les choses progressent mais nous sommes encore très loin de la cible en terme de financement et de croissance de l'écosystème. Nous avons levé 5 milliards d'euros l'an dernier mais les Allemands sont à 6 milliards, les Israéliens sont à 8,5 milliards, les Anglais sont à 11 milliards et les Américains sont à 100 milliards. Cela remet les choses à leur place et révèle l'ampleur du chemin à parcourir, ne serait-ce que pour devenir premier au niveau européen. Donc il ne faut pas relâcher les efforts.

Nous avons besoin de champions de la tech car ces entreprises tireront la croissance de demain, les emplois et créeront la souveraineté européenne de l'Europe.

Aujourd'hui, une trentaine de startups françaises sont valorisées entre 500 millions et 1 milliard d'euros, donc 25 licornes d'ici 2025 est un objectif largement atteignable. Parmi elles, certaines se feront racheter, d'autres mourront probablement et certaines seront des champions européens. Mais nous devons aller au-delà des licornes. Nous avons surtout besoin d'entreprises qui valent 15 à 20 milliards d'euros, des leaders au niveau international. Il y a environ 500 licornes dans le monde mais la plupart sont chinoises ou américaines, c'est un vrai problème.

La proposition de loi visant à lutter contre les propos haineux, dite "loi Avia", doit repasser devant l'Assemblée nationale en mars suite à l'échec de la commission mixte paritaire en janvier. Un des points de friction est l'obligation pour les plateformes de retirer en 24 heures les contenus "manifestement illicites", qui fait craindre des entraves à la liberté d'expression pour ses opposants. Qu'en pensez-vous ?

Je veux tout d'abord rappeler que nous avons collectivement une obligation de résultat. La problématique de la haine en ligne est, en effet, devenue une question de santé publique. Tout le monde connaît aujourd'hui dans son entourage quelqu'un qui a été victime d'insultes, de menaces de mort en ligne... sans que rien ne se passe, ou presque.

Il me semble que la façon dont nous avons écrit et fait évoluer la loi Avia permet de tenir la ligne de crête entre la protection des citoyens et la défense de la liberté d'expression. Je n'ai pas d'inquiétude particulière me conduisant à penser qu'il y aurait potentiellement un sur-retrait de la part des plateformes pour éviter des sanctions. Tout le monde n'est, du reste, pas opposé à cette loi : les associations de défense de victimes l'ont unanimement soutenue. La loi sera jugée à l'épreuve des faits. Si nous devons faire évoluer le dispositif ultérieurement, notamment lorsque nous aurons un cadre européen, nous le ferons.

Vous vous êtes déclaré favorable aux expérimentations sur la reconnaissance faciale, notamment couplées à de la vidéosurveillance. Pourtant, la Cnil et de nombreux acteurs de la société civile pointent du doigt l'absence de cadre légal sur les usages de cette technologie. N'est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs ?

Je n'ai rien dis de plus que ce que dit la Cnil sur le sujet : je suis favorable aux expérimentations afin d'ouvrir un débat public, lequel devra permettre de préciser l'équilibre souhaité par les Français entre les opportunités évidentes offertes par la reconnaissance faciale, et les préoccupations liées aux libertés publiques.

Il reste encore beaucoup de questions quant à l'efficacité mais aussi aux problèmes posés par cette technologie. C'est pour cela que nous avons besoin d'expérimenter. Je souhaite que cela se fasse selon des protocoles publics, sous la supervision de la société civile et de la recherche. C'est la condition pour avoir un débat rationnel. Une fois que le débat aura eu lieu, alors le gouvernement pourra prendre des décisions. Un bon nombre de collectivités territoriales ont déjà manifesté leur intérêt. Quoi qu'il en soit, il est certain que nous n'irons jamais vers un modèle chinois (ndlr : de surveillance généralisée). Une fois de plus, nous devons débattre sereinement des usages permis et de leur encadrement, tout en essayant de parer à l'irrationalité totale dans la manière dont une partie du débat public se profile.

Vous déclariez fin décembre "ne pas être certain" que l'application Alicem (pour Authentification en ligne certifiée sur mobile), qui recourt à la reconnaissance faciale, soit un jour déployée. Qu'en est-il ?

Notre objectif est de déployer une identité numérique de niveau élevé à compter de juin 2021, avec l'arrivée des nouvelles pièces d'identité. Cette solution aura-t-elle le nom d'Alicem, et l'interface et les fonctionnalités techniques seront-elles les mêmes ? La question n'a pas été tranchée. A minima, nous devrons permettre un enrôlement physique lors de la création de l'identité.

| Retrouvez la deuxième partie de l'interview : "Nous devons réguler les géants du Net comme nous avons régulé les banques" (2/2)

Propos recueillis par Sylvain Rolland et Anaïs Cherif