
LA TRIBUNE - Le guichet unique obligatoire de l'Etat dédié aux formalités d'entreprises, censé remplacé Infogreffe, a été lancé début janvier mais enchaîne les déconvenues : cyberattaque le 3 janvier, dysfonctionnements majeurs qui empêchent de réaliser les démarches vitales pour les entreprises... Vous aviez pourtant alerté le gouvernement en fin d'année dernière. Ce fiasco était-il prévisible ?
PHILIPPE LATOMBE - Malheureusement oui, c'était totalement prévisible. Encore une fois, le gouvernement n'écoute pas les alertes des élus et des experts. L'État pratique la politique du passage en force et du déni, comme auparavant sur la loi Avia retoquée sans surprise dans sa quasi-totalité par le Conseil constitutionnel, ou encore sur la stratégie cloud de confiance qui pose d'énormes problèmes juridiques vis-à-vis du Cloud Act. On alerte, mais le gouvernement s'enferme dans sa tour d'ivoire. C'est la même chose pour ce guichet unique, créé à la va-vite mais qui ne fonctionne pas donc met en danger les entreprises. D'où ma question écrite au gouvernement le 30 novembre dernier, puis une autre en décembre, pour transmettre mes inquiétudes qui remontaient des échanges que j'avais eu à la fois avec des interlocuteurs au sein de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), chargé par l'État du projet, et avec des spécialistes en architecture digitale.
Comment expliquer ce faux départ ?
Je tiens à préciser que la création de ce guichet unique est une bonne idée du gouvernement. Il était nécessaire de rendre moins complexe et moins coûteux pour les entreprises la réalisation de leurs démarches administratives, qui sont avant tout des obligations légales, donc des contraintes. Il relève de la mission de service public de l'État que ces démarches consomment le moins de temps et d'énergie possible, donc de créer une plateforme centralisant l'ensemble des formalités de manière simple et fluide.
Le problème est que le projet a été mené n'importe comment. Le péché originel est que la loi PACTE a chargé l'INPI de créer ce guichet unique. Or, l'INPI est déjà déjà débordé par ses missions actuelles, comme l'avaient souligné de nombreuses fois des contrôles réalisés ces dernières années par la Cour des Comptes. L'État a donc confié à un organisme qui avait déjà du mal à réaliser son cœur de métier, et qui est confronté à une baisse de ses effectifs et de ses dotations, une nouvelle mission extrêmement complexe, sans lui donner le temps, ni les moyens, ni les compétences, de la mener correctement.
Le gouvernement n'a pas voulu comprendre que ce guichet unique, ce n'est pas une simple extension ou une mise à jour du logiciel de l'INPI. C'est un chantier d'ampleur. C'est la construction d'un tout nouveau système informatique, qui exigeait des compétences pointues en architecture digitale que l'INPI n'a pas car ce n'est pas son métier, et qui nécessitait du temps et des moyens financiers. Cette plateforme, ce n'est pas simplement numériser des démarches papier ou regrouper toutes les démarches numériques qui existaient. Pour qu'elle soit efficace, il fallait penser entièrement une toute nouvelle expérience utilisateur, donc travailler avec les différentes parties prenantes comme les CCI, ainsi que les différents ministères et des agences comme l'Anssi pour la sécurité informatique.
Quelle a été la réponse du gouvernement à votre question publiée le 30 novembre dernier ?
Officiellement, aucune. Circulez, il n'y a rien à voir. Aujourd'hui, c'est la panique à bord donc Infogreffe a été partiellement rebranché en catastrophe le 13 janvier le temps de réparer les erreurs commises. C'était la bonne chose à faire, même s'il aurait été préférable de bien faire les choses dès le début.
On peut tirer des leçons de cet échec. Le premier élément sur lequel j'avais alerté est l'absence de stress test pour tester la robustesse de la nouvelle plateforme. Rendez-vous compte que seuls trois dépôts de dossiers avaient été réalisés, ce qui ne peut pas constituer un test probant. L'outil était-il en mesure de supporter une telle charge de travail ? La Direction interministérielle du numérique (DINUM) avait-elle procédé à un audit ?
Lors de ma deuxième question au gouvernement, j'ai alerté sur le fait que des textes réglementaires cruciaux n'avaient pas été publiés, concernant par exemple les modalités pour effectuer des formalités en cas de défaillance du guichet, ou la définition du pilotage opérationnel à mettre en place entre tous les acteurs concernés (INPI, INSEE, URSSAF, chambres consulaires, greffiers). Il manquait de nombreux décrets de fonctionnement pour rendre la plateforme efficiente. Certains ont été ajoutés en catastrophe depuis, mais le fonctionnement concret du guichet unique n'est pas encore entièrement délimité.
L'autre sujet qui m'avait alerté est la sécurité. Ce guichet unique a vocation à traiter de nombreuses données personnelles, mais à ma connaissance l'Anssi n'est pas intervenu sur le projet. C'est très problématique. La cyberattaque du 3 janvier est inquiétante car extrêmement basique, c'était une simple attaque par déni de service distribué (DDoS), c'est-à-dire que des bots ont surchargé le serveur de requêtes de connexion, ce qui a fait planter le site. Cela révèle une vraie défaillance de cybersécurité.
Quel impact sur les entreprises ? L'Institut français des experts-comptables et des commissaires aux comptes (Ifec) estime, comme d'autres professions des formalités d'entreprise, être pris « un petit peu pour des imbéciles » par le gouvernement.
L'échec était tellement prévisible que les CCI, les greffes et d'autres professionnels des démarches administratives avaient conseillé aux entreprises d'effectuer leurs formalités avant le 31 décembre pour ne pas subir le désastre annoncé du guichet unique. Pour ces entreprises, le traitement des formalités va prendre du retard mais va être fait. Pour les autres, des démarches ne seront pas faites et d'autres ont même dû être réalisées sur papier, comme avant la création d'Infogreffe en 2010 ! Les entreprises n'ont même pas l'assurance que les formalités seront prises en compte dans les temps. Des cabinets d'avocats n'ont plus la traçabilité que les demandes sont en cours.
Que faut-il faire pour réparer la plateforme et pour aider les entreprises ?
Réparer l'urgence. Remettre Infogreffe en marche pour six mois, le temps de réparer le guichet unique [cela a été fait partiellement le 13 janvier, Ndlr] car il en va de la survie de certaines entreprises. Il faut ensuite étoffer en urgence les équipes avec des gens qui savent comment mener un projet informatique.
L'État n'est pas capable de gérer un gros projet informatique du début à la fin, car c'est un vrai métier. Il ne suffit pas d'avoir fait une école prestigieuse pour mener efficacement de tels chantiers. Cela s'apprend et les compétences existent dans notre pays, même s'il faut aller les chercher dans le privé. Pourquoi se prive-t-on de l'expertise de Capgemini,
Atos, Onepoint, Orange, ou d'autres entreprises françaises spécialisées dans la transformation numérique des entreprises et organisations ?
N'est-il pas paradoxal de critiquer le recours démesuré de l'État aux cabinets de conseil et aux entreprises privées, mais de critiquer aussi l'État quand il décide de mener un projet en interne ?
Quand on ne sait pas faire du tout, on ne va pas inventer. Demander à des experts de mener un projet informatique d'ampleur, ce n'est pas de la même nature que demander à des cabinets de conseil de pondre un énième rapport. La question à se poser est celle des compétences nécessaires. La débâcle autour du guichet unique est telle qu'on va de toutes façons être obligés de faire appel aux entreprises privées de services numériques. Mais pour un coût bien supérieur, car il est plus cher de réparer un système défaillant qui a déjà coûté de l'argent que de concevoir le système dès le début.
Comment expliquez-vous le refus du gouvernement d'écouter les alertes parlementaires et les retours des professionnels comme les greffes et les CCI ? Est-ce un problème administratif ou un problème politique ?
Je pense que c'est l'inadéquation entre les deux. Le politique promet quelque chose et veut le délivrer le plus vite possible, l'administratif n'ose pas mettre le holà. C'est du déni des deux côtés, car le rôle du politique est de regarder les problèmes en face et de ne pas s'engager sur quelque chose d'infaisable dans les temps et de cette manière. Visiblement, il n'était pas envisageable d'attendre six mois de plus pour avoir quelque chose de fonctionnel.
Cet échec traduit-il un fonctionnement défaillant de l'État vis-à-vis des sujets numériques en général ?
C'est certain. La crise Covid l'avait déjà illustré : il a fallu qu'un citoyen, Guillaume Rozier, s'empare des données publiques pour créer un suivi en temps réel de la progression de l'épidémie et de la vaccination, car l'État ne le faisait pas. Indirectement, cela pose la question de la place du Numérique dans le gouvernement. Un ministère délégué sous l'autorité du ministre de l'Economie et des Finances à Bercy, c'est mieux qu'un secrétariat d'État, mais peut-être faudrait-il réfléchir à la création d'un ministère du Numérique à part entière, qui aurait autorité sur la Direction interministérielle du numérique et sur une partie de la Direction générale des entreprises (DGE).
Propos recueillis par Sylvain Rolland
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