Pour Cédric Villani, "la France n'a pas perdu la guerre de l'IA"

Par Erick Haehnsen  |   |  1087  mots
Cédric Villani, Mathématicien et Député LRM de l'Essonne
Interview de Cédric Villani, chercheur en mathématiques (médaille Fields 2010), député (LRM) et vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), chargé par le gouvernement de la mission Intelligence artificielle (IA), dont le rapport doit être rendu en janvier prochain. Propos recueillis par Erick Haehnsen

LA TRIBUNE - Laboratoires de recherche, universités, écoles d'ingénieurs, startups, accélérateurs... Où se trouvent les pôles d'excellence de notre écosystème de l'IA ?

CÉDRIC VILLANI - L'IA, c'est un écosystème, un sujet de confluence mettant en oeuvre les compétences les plus variées : éthiques, philosophiques, politiques, scientifiques, économiques... Ses usages sont également des plus variés. Il est donc normal que l'on y pense en termes de pôles de compétitivité. Pour la partie la plus théorique, Paris est en tête. Puis viennent le plateau de Saclay ainsi que des villes comme Lille, Grenoble, Toulouse, Sophia Antipolis... Si l'on s'intéresse aux startups, la palette est plus large. Il faut ajouter aux précédentes des villes comme Rouen, Bordeaux, Nantes ou Lyon. La France a renforcé son système de startups. Un gros travail a été accompli par les gouvernements précédents. Même si, vue de l'étranger, la France peut encore apparaître rigide dans ses réglementations, notamment parce qu'il semble difficile de licencier. Bien des clichés vont tomber.

Le contexte politique peut-il changer la donne ?

Au niveau politique, il y a un énorme changement. Avec le nouveau président de la République ainsi que les nouveaux députés - dont certains, comme Bruno Bonnell, sont des serial entrepreneurs de l'innovation -, il s'est constitué une communauté beaucoup plus à l'aise à l'égard de l'écosystème de l'innovation que l'équipe précédente.

Quelle peut être la place de la France en matière d'IA ?

Pour le Dr Laurent Alexandre, dont le livre La Guerre des intelligences [aux éd. JC Lattès, ndlr] fait beaucoup parler, la France a déjà perdu la guerre de l'IA et de la connaissance face aux États-Unis et à la Chine. Je suis plus optimiste. En Europe, le Royaume-Uni a été le premier à publier une vraie stratégie de l'IA. C'est aussi le pays d'Alan Turing, de la cryptographie... Mais la France arrive juste après. De plus, c'est la première force européenne en matière de startup. Tout n'est pas perdu, mais, il y a des pays plus enthousiastes. Par exemple, la Finlande ou l'Estonie connaissent une réelle adhésion populaire à la technologie et à l'innovation.

Quels sont les freins à l'IA ?

De même qu'il existe un marketing de l'adhésion à l'IA, il existe un marketing de la peur (pertes massives d'emplois, robots tueurs...). Il faut savoir qu'il existe une deuxième vague de ce scepticisme, portée notamment par des personnalités comme Cathy O'Neil qui, dans son livre Weapons of Math Destruction [aux éd. Crown, en anglais], pointe le danger posé par les modèles mathématiques [en prenant pour exemple la crise des subprimes]. Son principal argument est que les modèles prédictifs ne sont jamais neutres. Ils reflètent les objectifs et l'idéologie de ceux qui les créent. Et ont tendance à jouer contre les pauvres, renforçant ainsi les inégalités dans la société. Il existe également des freins culturels qui touchent, entre autres, au respect de la vie privée et des données personnelles. Ces préoccupations varient d'un pays à l'autre. En France, la peur du flicage provient de l'époque de Pétain, du nazisme, de la déportation... Nous avons appris qu'il faut faire très attention avec les données personnelles. Aujourd'hui, nous devons trouver de nouveaux équilibres.

Pourtant, les algorithmes d'IA sont une chose et les données, une autre...

Dans les faits, les données sont complètement inséparables des algorithmes d'IA. Car ces derniers font un usage effréné des données. Il faut pouvoir les acquérir, savoir comment les classer, les nettoyer, les enrichir, les protéger, déterminer qui a le droit d'y accéder... Mais comment faire évoluer le modèle européen des données ?

À cet égard, que pensez-vous du Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui va s'appliquer, dès le 25 mai prochain, dans toute l'Europe ? Rappelons qu'il menace d'une amende de 4% du chiffre d'affaires les entreprises non conformes ?

Je fais partie de ceux qui pensent que le RGPD est un facteur d'innovation. De nouvelles architectures de logiciels et de nouvelles méthodes de traitement des données vont se développer. Le RGPD est une incitation à trouver des modèles plus respectueux et plus explicatifs.

À quel moment allez-vous remettre le rapport de votre mission gouvernementale sur l'IA ?

Il sera remis fin janvier. L'équipe de la mission comprend une demi-douzaine de personnes, dont un grand expert de l'IA, Marc Schoenauer, directeur de recherche à l'Inria de Saclay [Institut national de recherche en informatique et automatique]. Nous organisons des tables rondes qui, pendant près de trois heures, rassemblent chacune une dizaine de parties prenantes. La mission aura interrogé 250 personnes. En plus du rapport gouvernemental, il y aura une synthèse dont nous voulons que tout le monde puisse s'emparer. Ce devrait être un ouvrage disponible en librairie, rédigé dans une langue accessible et accompagné de documents audiovisuels. Une chose est sûre : cette synthèse doit être citoyenne.

Le rapport France IA du précédent gouvernement préconisait d'investir 1,5 milliard d'euros dans l'IA. Combien prévoyez-vous ?

Nous n'en sommes pas là ! Développer l'IA en France n'est pas qu'une question d'investissement public. L'IA pose la question des données qu'il faut acheter, stocker et gérer, notamment du point de vue de la souveraineté. Pour des raisons de sécurité et d'efficacité, il faut s'interroger sur le cloud en sachant que le projet de « cloud souverain » à la française a été un échec. Les Américains sont très en avance sur nous. Bien sûr, en France, nous avons l'hébergeur OVH, mais il lui faudrait consentir d'énormes investissements pour se hisser au niveau des Amazon, Google et Microsoft. Dans ce contexte, il n'est pas question de saupoudrer les deniers publics.

Quelles sont les réflexions les plus cruciales que vous inspire l'IA ?

La première est pragmatique : qui va former nos TPE, PME, ETI pour éviter qu'elles ne se tournent que vers les géants de l'IA ? Ensuite, j'ai une réflexion théorique. L'IA s'est développée de manière empirique : ça marche, mais on ne sait pas comment ni pourquoi. Quels sont les vrais concepts qui sous-tendent l'IA ? Nous ne le savons pas.

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>> Conversation avec Cédric Villani, Novembre 2016