24 heures avec un patron de pôle de compétitivité

Un pied dans le privé, l'autre dans le public, c'est la vie des patrons de pôles de compétitivité qui doivent faire passer idées et innovations d'un monde à l'autre. Une journée dans la vie numérique de Stéphane Distinguin, président fondateur de Fabernovel et président de Cap Digital.

8 heures

Paris, place de la Bastille. Le Café Français, décoré par le fameux architecte d'intérieur India Mahdavi, lieu chic programmé pour être bientôt très branché. Sur un coin du bar, les équipes de Fabernovel font tourner une imprimante 3D MakerBot Replicator, déposent des Google Glass sur les canapés, testent le prototype des lunettes d'immersion d'Oculus Rift et regrettent que les thermostats Nest soient restés coincés à Roissy par un douanier tatillon. L'univers est geek, mais on est là pour comprendre. Stéphane Distinguin, le patron fondateur de l'une des belles réussites françaises du conseil en innovation et en design d'entreprise, reçoit ce matin des clients, actuels ou potentiels, de Fabernovel. Il est calme, chaleureux, attentif, ponctuel. Pendant deux heures il va orchestrer une série de présentations. Il parle peu, pas de show à l'américaine, les gens sont là pour réfléchir et les intervenants pour séparer le pertinent du nouveau. Il a l'élégance de ne rien imposer.

L'exposé sur le bitcoin de Cyril Vart, le responsable stratégie de Fabernovel, est clair, précis, philosophique, technique, critique... ça vole haut. Fabernovel se garde d'avis « éthique », ne tombe pas dans les polémiques sur le bien ou le mal, mais parle des usages et cherche à savoir si telle ou telle innovation est « plutôt utile » ou « plutôt pas utile ».

Le credo Fabernovel : personne « ne peut rien contre l'usage ». On décortique le modèle business d'Uber et de quelques entreprises de l'everything on demand, on explique les ratages des copieurs et de tous les « Uberlike » de la planète. C'est vif, jamais pédant, c'est pro, et le client en sort un peu plus intelligent qu'il n'y est entré. Toutes les sociétés de conseil ne rendent pas forcément le même service. D'ailleurs évoquant le philosophe Bernard Stiegler, qui réfléchit sur le digital, Stéphane Distinguin laissera échapper : « Stiegler, c'est comme un ostéopathe, on ne comprend pas forcément ce qu'il dit ni ce qu'il fait, mais ça fait vraiment du bien ! »

10h15

Dans ses locaux, derrière la place de la République, Stéphane Distinguin suit le travail de la ruche Fabernovel. Toujours calme, car il a beaucoup pris sur lui.

« Être entrepreneur c'est faire violence à son impatience. La seule chose que les entrepreneurs ont en commun, c'est leur impatience. Moi, cela m'a fait un bien énorme d'extérioriser, de m'impliquer dans la vie de la cité. »

Il a en effet toujours eu un pied dans le privé et l'autre dans le public, une manière de mieux respirer professionnellement. D'un côté, le privé : Fabernovel a grandi, ouvert des filiales à San Francisco, New York ou Moscou, et se retrouve en concurrence avec les grands du secteur, les McKinsey et autres. C'est dur. Mais Fabernovel, avec les cent personnes qui y travaillent, continue sa jolie croissance.

De l'autre côté, le public : Stéphane Distinguin a toujours travaillé collectif. Président de Silicon Sentier pendant sept ans, il a été l'un des précurseurs de la mise en place de cet écosystème pour start-up et a adoré « l'ambiance MJC du Camping ».

« C'est un monde qui débat, papote et discute énormément. C'est très symptomatique de ce très petit milieu qui a acquis une influence énorme à cause de son immense aptitude à la discussion. Ces gens ont une capacité fabuleuse à construire des choses. Avec une nuance, je crois : être parisien, être français nous invite à avoir une approche un peu particulière, plus élégante, peut-être plus esthétique. »

12 heures

Déjeuner de travail détendu chez Yamamoto, excellent quoique très petit restaurant japonais derrière la Bibliothèque nationale. Le patron d'un pôle de compétitivité se doit d'aller glaner des idées chez les plus performants du privé. Il déjeune avec Xavier Lazarus, autre quadra, dont l'étonnante particularité est d'être le seul patron d'un fonds d'investissement dans les start-up qui puisse suivre et comprendre les cours de n'importe quel titulaire de médaille Fields et y prendre un intense plaisir. Il est normalien, agrégé de mathématiques, et l'un des rares docteurs français en arithmétique.

Reconverti dans le capital-risque en fondant Elaia Partners en 2000, il est sympathique, curieux, (très) brillant et terriblement rationnel surtout lorsqu'il discute business et stratégie. Au menu, un projet encore secret lancé par Cap Digital, Fast Track. L'idée : accompagner les entreprises sortant de l'adolescence qui n'ont pas les compétences internes pour passer à l'âge adulte.

Xavier Lazarus les connaît toutes :

« Elles sont dans des parcours du combattant. Si elles ont fait fonctionnaire deuxième langue, elles s'en tirent. Mais elles sont trop souvent larguées et rêvent rapidement de quitter la France pour un pays où l'État les laisse vivre. L'État français est très gentil avec les petites entreprises, mais il est féroce dès qu'elles grossissent et les traite toutes comme Total ou Bouygues. »

Or ces entreprises en hypercroissance (Criteo, qui a explosé en deux ou trois ans, en est le parfait exemple) n'ont pas eu le temps de se doter des structures financières, juridiques, comptables ou RH des grandes entreprises. Elles sont perdues et Bercy les prend pour des adultes alors qu'elles ont encore de l'acné juvénile.

« Les Américains ont eux parfaitement compris, confirme Xavier Lazarus. Pour eux, la valeur créée à terme est toujours plus importante que l'immédiate récupération fiscale. Donc ils arrangent tous les coups. Je ne pense pas qu'il faille du dérogatoire en France, mais l'accompagnement de ces croissances rapides est essentiel si on ne veut pas les perdre. »

15 heures

Stéphane Distinguin prend le métro, direction la Défense, un client l'attend, mais à 18 heures il est à Cap Digital en réunion avec les vice-présidents du pôle. Philippe Herbert, du fonds d'investissement Banexi, est en charge de Fast Track et évoque le travail en cours avec la BPI sur la mise en place de ce guichet unique pour entreprises en hypercroissance. Distinguin l'appuie :

« Cap Digital est pionnier. Et honnêtement, c'est une petite révolution. Si notre idée est retenue, cela veut dire que le discours de Bercy ou de la BPI va changer. Ils vont désormais dire à ces entreprises : "Nous allons courir avec vous plutôt que de vous courir après. Dites-nous ce dont vous avez besoin, nous nous en occupons. Il ne faut surtout pas que vous vous arrêtiez tous les 30 mètres pour vous ravitailler dans votre course. Allez-y, on vous suit..." »

Un patron de pôle de compétitivité est un passeur. Il doit savoir transmettre la bonne idée du privé dans la sphère du public, faire bouger le public à la vitesse du privé tout en faisant admettre au privé que le public souhaite vraiment créer l'écosystème dont il rêve. Joli challenge pour un pôle de compétitivité qui a pour ambition de faire de Paris la deuxième place internationale du numérique après la Silicon Valley

Une réunion des VP de Cap Digital a d'ailleurs un petit côté start-up. La parole y est libre, beaucoup plus libre en tout cas que dans les entreprises d'où viennent ces mêmes VP. On y analyse l'évolution du pôle, on s'aperçoit que certaines entreprises ne font plus rien dans les instances dirigeantes et qu'il faudrait en faire monter d'autres. Stéphane Distinguin glisse qu'il demandera un deuxième mandat, mais « certainement pas de troisième ».

18 h 50

Benoît Thieulin, de la Netscouade, passe dans le couloir. On l'arrête pour papoter cinq minutes, puis retour à la réunion ou on se loue de l'adhésion de GDF Suez - « ils sont venus à 40 pour qu'on leur explique Cap Digital, et ils étaient parfaitement contents... » - et du retour de Casino via Cdiscount.

Cap Digital innove et grandit, le privé y est de plus en plus présent, les financements publics diminuent, ça marche et ça ne se sait pas.

« On pourrait peut-être peaufiner notre discours et faire une conférence de presse pour expliquer comment on a évolué », suggère le président Distinguin.

Il réfléchit, regarde la jeune femme qui s'occupe de Futur en Seine, la manifestation la plus emblématique de Cap Digital, et suggère :

« Et si on lançait un concours avec les start-up et qu'on fasse gagner des petits déjeuners avec Stéphane Richard ou Gérard Mestrallet ? »

19h15

C'est le moment de la réunion où se pose la récurrente et passionnante question :

« Mais au fait, qui fait quoi dans le numérique public ? »

On essaie de faire le point sur l'évolution des priorités du conseil régional dont dépend Cap Digital ; on se penche sur les très administratives demandes du ministère du Redressement productif pour la nomination des responsables de ses 34 plans (le dictionnaire français-fonction publique ne suffit plus là pour comprendre les subtiles nuances entre les « plans », les « filières » ou les « priorités » annoncés dans le plus parfait désordre par Bercy) ; on se félicite de la French Tech de Fleur Pellerin, mais on est troublé par quelques plans nationaux divers et mal identifiés sur le numérique. Bref, les « professionnels de la profession » ont du mal à suivre...

20 heures

Depuis le matin, Stéphane Distinguin est passé plusieurs fois du monde du privé à celui du public. Il n'est pas tout à fait le même dans les deux mondes : avec ses 40 ans, il était le plus vieux de Fabernovel le matin au Café Français, mais le plus jeune le soir à la réunion de Cap Digital.

« Chez Fabernovel, nous, les jeunes, nous sommes écoutés car nous sommes légitimes sur nos sujets, explique Karla Macedo, qui a passé deux ans dans la filiale de San Francisco.
Si nous avons une bonne intuition, Stéphane nous laisse la bride sur le cou. Il est terriblement exigeant sur les résultats, mais il nous laisse faire. »

À Cap Digital c'est plus lourd : il y a encore des industriels qui se méfient du pôle, des grands du secteur qui pourraient s'impliquer plus, des idées qui n'aboutissent pas, mais, comme le dit Xavier Lazarus :

« Nous regardons tous les projets labellisés par Cap Digital car on sait que ce ne seront pas forcément des météores. »

En quelques petites années, la labellisation Cap Digital est devenue importante pour les investisseurs.

La grande entente privé-public a quand même un petit bout de chemin devant elle. En fin de matinée, Stéphane Distinguin avait par exemple appris qu'il accompagnait François Hollande à San Francisco dans sa découverte du monde merveilleux du numérique. Il en reviendra très heureux, avec l'idée que la France peut devenir une « start-up Republic ».

« Le numérique, le "small is beautiful", l'approche par les écosystèmes d'innovation, ce sont les meilleurs outils pour inverser la courbe du chômage, explique-t-il. J'ai discuté avec Sheryl Sandberg [Facebook] ou Jack Dorsey [Twitter] et j'ai vu que l'écart se réduit entre nos deux pays. »

Il a échangé quelques mots (deux fois !) avec Barack Obama ! Mais s'il adore San Francisco, il préfère Paris où, il en est persuadé, « the future is already here... »

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>>> FOCUS La transformation numérique en marche

Cap Digital a été créé en 2006 et ne cesse de grossir depuis. Aujourd'hui le pôle compte 703 entreprises privées adhérentes et 90 publiques. Ce sont les grandes entreprises et les Epic qui, en pourcentage, ont les adhésions qui progressent le plus :

« Il y a, je pense, pour elles, la prise en compte de leur part de la transformation numérique comme le souhait de trouver dans les PME ou les start-up autour de Cap Digital les compétences dont elles ont besoin, explique Patrick Cocquet, le délégué général. Sanofi, L'Oréal, Voyages SNCF ou GDF Suez, qui viennent d'adhérer, sont dans ce schéma-là. »

On peut aussi noter dans ce sens-là que beaucoup d'investisseurs adhèrent car ils ont compris que Cap Digital savait identifier les sociétés à fort potentiel.

« Je pense qu'on a actuellement une dizaine de sociétés en hypercroissance qui ont besoin de notre soutien, continue-t-il, et que chaque année on identifie au moins une vingtaine de sociétés à fort potentiel. »

C'est d'ailleurs pour cela que Cap Digital a pour la première fois recensé les levées de fonds opérés par des adhérentes : 20 levées en 2013 pour un montant de 33,14 millions, c'est plutôt un joli résultat. Elles sont pour l'essentiel dans le BtoB, mais de nouvelles levées devraient apparaître dans les secteurs auxquels s'ouvre le pôle et sur lesquels des fonds d'investissement sont en train de se créer : l'e-santé et le bien-être (silver économie en tête), ou l'e-tourisme.

La marque Cap Digital est en train de s'affirmer et, surtout, le pôle prend de plus en plus une orientation business. La nouvelle édition de Futur en Seine, la manifestation phare du pôle, quitte le 104, un peu trop décentré (et surtout sans trop de restaurants alentours pour les déjeuners d'affaires), pour s'implanter dans le coeur de Paris à Arts et Métiers, au Cnam et à la Gaîté lyrique (un dîner d'affaires dans le musée du Cnam, à côté du pendule de Foucault, cela peut être effectivement assez classe).

C'est aussi pour attirer de plus en plus une clientèle internationale que Cap Digital, qui commence à avoir un nom, installe Futur en Seine dans le temple de l'innovation industrielle de Paris.

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Commentaire 1
à écrit le 31/10/2014 à 10:22
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confirmation : ça cause,ça cause, mais pourquoi ?

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