"Aujourd'hui, l'intelligence artificielle est le principal vecteur d'opportunités" (Thierry Happe, Netexplo)

À l’occasion de la 10e édition du Forum Netexplo, les 26 et 27 avril au Palais de l’Unesco, à Paris, Thierry Happe, cofondateur de l’Observatoire Netexplo, dévoile les grandes tendances de l’innovation de l’année, résultat de la captation de 2.000 projets par le réseau mondial d’experts et d’enseignants du monde académique. Pour La Tribune, il décrypte les dix opportunités à suivre pour les entreprises.
« Le développement du mobile et des tablettes a généré des évolutions sociétales profondes », déclare Thierry Happe, cofondateur de l’Observatoire Netexplo.

LA TRIBUNE - Netexplo fête ses dix ans. Quel est le but de votre observatoire de l'innovation ?

THIERRY HAPPE - Netexplo est un obser- vatoire mondial de la transformation digitale. Notre objectif est d'aider les entreprises à appréhender et à maîtriser les nouveaux usages nés de la révolution numérique. Netexplo a été créé en 2007 avec la conviction que le digital n'est pas simplement un sujet technologique, mais aussi culturel, économique et sociétal, qui change complètement notre réalité. Il y a dix ans, cette conviction était assez novatrice car seuls les technophiles mesuraient l'impact à venir du numérique. Heureusement, ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, les politiques, les sociologues, les universitaires et les acteurs du monde économique s'en emparent aussi, car le digital touche l'ensemble de la population et toutes les générations. Dans les entreprises, ce n'est plus un sujet relégué à la direction des systèmes d'information, comme cela pouvait être le cas à l'époque, mais traité par la direction générale. C'est le signe que le digital est devenu une problématique stratégique au cœur du modèle économique des entreprises.

Qui sont vos clients et que fait l'observatoire pour les guider dans leur transformation?

Nos clients sont des grands groupes, à qui nous fournissons analyses et mises en perspective de l'innovation digitale. Tout le monde parle des startups, mais le vrai sujet, c'est comment les grandes entreprises s'emparent du digital et l'intègrent dans leur environnement, car, si elles ne le font pas, elles disparaîtront.

Nous organisons donc une veille mondiale, que nous renouvelons chaque année, pour déceler les nouvelles tendances technologiques et analyser comment elles vont impacter la société tout entière. En revanche, à la différence d'autres organismes comme Gartner, nous nous intéressons moins aux technologies en elles-mêmes qu'aux nouveaux usages qu'elles génèrent.

Nos sociologues réfléchissent sur leur appropriation et sur ce que cela signifie pour les grands groupes qui vont devoir les intégrer demain. Notre Forum, qui se tient tous les ans en avril, nous sert à pré- senter ces tendances devant un parterre de 1.500 personnes, dont 28 nationalités. Enfin, nous organisons aussi des confé- rences pour les entreprises, dans leurs locaux, pour leur montrer concrètement comment certaines innovations vont modifier leur business model.

Comment décelez-vous ces nouveaux usages ?

Nous allons beaucoup plus loin que la veille traditionnelle, qui consiste à repérer les articles dans la presse. Nous nous appuyons sur un réseau académique de 19 universités partout dans le monde, sur tous les continents. Nos relais sont des professeurs d'informatique, de computer science, de digital marketing, de management, de design thinking, de big data, qui, en collaboration avec leurs élèves, repèrent des projets nés dans l'année dans leur zone géographique. Ce maillage mondial nous permet de faire remonter 2.000 innovations environ par an. Nous les étudions, nous éliminons les projets similaires, puis nous sélectionnons les 100 initiatives les plus novatrices et prometteuses, qui constituent notre palmarès Netexplo 100 et servent de base à notre étude annuelle sur les tendances. Puis, nos 19 référents dans les universités, aidés par une dizaine d'experts internationaux, votent pour les dix lauréats Netexplo de l'année, qui sont présentés lors de notre grand forum. Le choix est toujours incroyable- ment difficile. Les critères sont : cette innovation peut-elle avoir un grand impact sur la société et l'économie ? Est-elle susceptible d'être massivement adoptée?

Vous imposez-vous des quotas géographiques dans votre Top 10 ?

Puisque notre observatoire est mondial, les projets viennent de partout et nous essayons de représenter cette diversité. Mais nous nous focalisons avant tout sur l'innovation. Il peut arriver qu'il y ait une légère surreprésentation américaine car la Silicon Valley est un vivier incroyable d'innovations. Cette année, trois de nos lauréats viennent des États-Unis, trois d'Asie (deux en Inde et un en Chine), deux d'Europe, un d'Israël et un d'Afrique du Sud.

Quelles pépites avez-vous détectées avant tout le monde depuis dix ans ?

Nous primons des entreprises ou des ONG au début de leur histoire. Par conséquent, nous faisons des paris sur l'avenir et il est possible de se tromper. Mais nous sommes assez fiers de nos lauréats. Nous avons retenu dans notre Palmarès Netexplo 100 et primé Twitter, M-Pesa [transfert d'argent par mobile, très utilisé en Afrique, ndlr], Shazam [logiciel de reconnaissance musicale], Siri, Airbnb, BlaBlaCar, Waze ou encore Spofity dès 2008-2009, bien avant qu'ils n'explosent. À l'époque, BlaBlaCar s'appelait covoitu- rage.fr, Waze n'avait pas été racheté par Google et le potentiel de M-Pesa n'était encore que théorique. Notre système de sélection se fait via une plateforme interne qu'on appelle entre nous le « MI-6 ». Cette plateforme nous sert de base de données, d'espace de débats et d'outil de vote. Twitter, par exemple, j'étais dubitatif. Je pensais que ce serait un MSN pour ados. Heureusement, une partie de nos experts étaient absolument convaincus. Ils avaient raison : quelques mois plus tard, Twitter a vraiment décollé avec la première campagne présidentielle de Barack Obama, qui a prouvé à quel point c'était un formidable outil de communication. Récemment, en 2015, nous avons découvert et primé le logiciel Slack, très utilisé aujourd'hui dans les startups et de plus en plus dans les entreprises.

Qu'avez-vous raté ?

Mon principal regret, le seul d'ailleurs, est de ne pas avoir trouvé WeChat. Il était pourtant dans notre radar des 2.000 innovations, mais il se lançait à peine et nous n'avons pas perçu son potentiel. Or, aujourd'hui, WeChat est l'un des principaux véhicules de communication, d'information et de consommation en Chine avec près de 900 millions d'utilisateurs.

Vous êtes-vous trompés ?

Certains de nos lauréats n'ont pas décollé. Parfois, nous avons identifié le bon usage, mais pas la bonne entreprise, comme le berlinois Aka-Aki, primé en 2009, qui était le premier réseau social fonctionnant grâce à la géolocalisation. Cette startup était très en avance, mais elle n'a pas su en profiter. Ce sont les Tinder et autres acteurs de ce type qui ont su transformer cette innovation majeure en usage. Il peut aussi y avoir des déceptions. Certains objets connectés grand public, par exemple, ne prennent pas autant qu'espéré car l'aspect connecté n'apporte finalement pas grand-chose, quand il n'entraîne pas plus de problèmes qu'autre chose avec la menace du piratage et le traçage permanent de l'utilisateur.

Quelle est la tendance la plus importante, en termes d'impact sur l'économie et la société, de ces dix dernières années ?

Le développement du mobile et des applications a généré des évolutions sociétales profondes. Quand Tim Berners-Lee a inventé le Web, l'idée était de construire un espace ouvert, universel, de partage gratuit de l'information, grâce au lien HTML qui donne la possibilité de surfer d'un sujet à l'autre. Mais progressivement, la logique commerciale des entreprises Internet et la popularisation des applications nous ont enfermés. Lorsqu'on télécharge Facebook ou Waze, on reste dans un écosystème et on n'en sort plus. Les agrégateurs comme Flipboard ont intégré la logique de la personnalisation : désormais, on peut choisir ses sources d'information, découvrir uniquement des choses dans les domaines qui nous intéressent déjà et ignorer le reste, alors que lorsque l'on ouvre un journal, on tombe forcément sur des sujets que nous n'aurions pas spontanément regardés. Les applications et la personnification des contenus nous facilitent la vie, mais limitent notre ouverture d'esprit. Les enjeux commerciaux ont changé drastiquement l'approche du Web, qui est passé d'une fenêtre ouverte sur le monde à un miroir de soi-même. Ces usages ont renforcé l'individualisme de nos sociétés.

Quelles sont les tendances actuelles et celles des prochaines années ?

Il est très difficile d'anticiper les prochaines évolutions. Qui aurait pu décrire précisément il y a dix ans le potentiel de la blockchain ou de l'impression 3D, qui relevaient à l'époque de la science-fiction ? On peut toutefois noter des conjonctions qui annoncent l'explosion de certaines technologies. Aujourd'hui, l'intelligence artificielle est le principal vecteur d'opportunités. La conjonction des algorithmes - domaine d'excellence de la France -, de la puissance de calcul qui va continuer à exploser avec l'informatique quantique, des réseaux neuronaux, du machine learning et du big data (parce que la captation des données par tous les objets connectés va croître de manière exponentielle), offrent à l'intelligence artificielle une capacité de développement extraordinaire dans les années à venir. On peut le sentir, mais on ne peut pas imaginer tous les nouveaux usages qui seront créés et comment ils transformeront la société.

Dans notre analyse des tendances 2017, nous identifions dix opportunités à suivre pour les entreprises : l'IA, le big data, la biotechnologie, la blockchain, la cyber sécurité, le gaming, l'internet des objets, la robotique, les médias sociaux et l'impression 3D.

Les usages évoluent-ils partout de la même manière ?

Les grandes tendances sont universelles, mais certaines idées géniales ne s'appliqueront pas partout en raison des freins propres à chaque culture ou à chaque pays. En Europe, et notamment en France, le souci de la vie privée et la méfiance envers la captation des données personnelles pourraient empêcher l'éclosion de services qui marcheront très bien aux États-Unis ou en Asie. L'application américaine Coffee Who est un exemple typique de blocage psychologique. Cette application résout le problème de la circulation de l'information dans les grandes entreprises. Le simple fait que les différents services ne se parlent pas assez entraîne des impacts négatifs sur l'efficacité, la productivité et la réussite des projets. Coffee Who a donc développé un logiciel qui analyse en temps réel le contenu des courriels des collaborateurs d'une même entreprise, et qui les incite à se rencontrer à la machine à café pendant sept minutes pour échanger sur une problématique commune. Et ça marche. C'est un outil formidable. Mais en France, il est difficile d'imaginer les salariés accepter qu'un logiciel scrute chaque mot dans leurs courriels.

Justement, comment les entreprises françaises abordent-elles l'innovation ?

Elles ont parfaitement identifié les enjeux et l'opportunité de la révolution digitale. Elles sont en train de comprendre que le digital est au cœur de leur business. Mais il leur reste à se l'approprier. Les groupes «BtoC» ont été les premiers à sauter le pas en digitalisant les bordures de l'entreprise, c'est-à-dire la relation client à travers les sites web, les réseaux sociaux, aujourd'hui les chatbots, etc. Mais l'enjeu, c'est la continuité de l'expérience client, qui nécessite une refonte totale de l'organisation de l'entreprise, donc de l'essence même du management. Aujourd'hui, il faut penser à l'expérience collaborateur pour donner aux jeunes, qui cherchent à se réaliser dans le travail, l'envie de travailler dans les grands groupes plutôt que dans des startups. Le format de l'entreprise classique vit une remise en question profonde, qui nécessite un changement de la culture d'entreprise.

Que doivent-elles faire pour appliquer au domaine professionnel ces nouveaux usages ?

Il existe de beaux succès, comme Voyages- sncf.com, spin-off de la SNCF, qui a créé une autre culture, un autre modèle et une autre organisation, et qui a su s'imposer. Mais je ne suis pas certain que le site serait un tel succès s'il avait été développé par la SNCF... Il faut que la hiérarchie s'adapte et valorise le bottom-up, c'est-à-dire le changement par la base plutôt que par le sommet. Le management doit comprendre l'importance du droit à l'erreur, de l'open innovation, d'évoluer dans un écosystème ouvert où l'on partage des informations, y compris à l'extérieur de l'entreprise. C'est un vrai fossé culturel, que beaucoup d'entreprises ont du mal à franchir. Or, celles qui réussiront seront celles qui prendront ce virage. Mais cela ne se décrète pas du jour au lendemain, nous sommes encore au début de l'histoire.

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Commentaires 3
à écrit le 27/04/2017 à 12:13
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Intelligence, artificielle ou pas; on devrait l'essayer chez nos politiciens.

le 27/04/2017 à 13:49
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Impossible, pour beaucoup la greffe ne prendrait pas !

à écrit le 27/04/2017 à 11:12
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Pas d'intelligence du tout est aussi vecteur d'opportunités. La preuve, les socialos se font élire et se remplissent les poches :-)

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