Internet : les prix à la tête du client, ça existe. Et ça s'appelle l'IP tracking

Par Adeline Raynal  |   |  1160  mots
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La DGCCRF et la CNIL mènent actuellement une enquête commune pour déterminer si certains professionnels du e-commerce changent l'affichage des prix en fonction du profil de l'internaute et de son comportement. Si cette pratique est confirmée, elle pourrait être doublement condamnable: au titre de l'utilisation frauduleuse de données personnelles et à celui de pratiques commerciales trompeuses. Au niveau européen, la prochaine législation sur l'utilisation des données personnelles devrait encadrer ce type de "surveillance" marketing.

Et si le prix du billet progressait au fur et à mesure que vous passiez et repassiez, alléché(e), devant la vitrine de l'agence de voyage? Impossible? Pas tant que ça, en fait, cela relève d'une technique marketing existante qui s'appelle la tarification comportementale. Dans l'agence de voyage du coin de la rue, cela n'existe pas encore. Mais sur le web, des soupçons existent, bien que pour l'instant l'existence du behavioral pricing reste à prouver. 

Des prix qui varient en fonction du profil

Le principe est simple : maximiser le prix des services sur les sites de e-commerce en fonction de votre intérêt pour ceux-ci. Cet intérêt étant déterminé par votre comportement sur la toile : fréquence de visite de sites, thématiques de tweets, pages "likées" sur Facebook, etc. Une pratique peu connue mais dont les effets ont déjà été dénoncés par certains et dont tout internaute peut être la victime.

"Depuis deux à trois ans, des consommateurs viennent vers nous pour s'étonner du changement des prix des voyages sur Internet" témoigne Cyril Brosset, journaliste pour l'UFC-Que Choisir. "Nous avons, nous aussi, fait ce type de constat, sans jamais vraiment avoir pu comprendre ce qu'il y a derrière" poursuit-il.

La CNIL et la DGCCRF mènent l'enquête

Justement, une enquête menée en collaboration entre la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) est en cours depuis le mois de juin. L'inspectrice Sophie Bresny de la DGCCRF et son équipe cherchent à prouver si oui ou non, ces méthodes - relevant du behavioral pricing - sont aujourd'hui pratiquées, et avec quels moyens techniques. "Il s'agit de vérifier si des prix varient en fonction du profil de l'internaute. Les sites ont les moyens de cibler les prix sur Internet ... " commence-t-elle par confier ... sans être autorisée à en dire plus pour l'instant, l'enquête étant en cours.

Cette investigation de longue haleine a été déclenchée en France suite à l'action de la députée européenne française, Françoise Castex, qui représente la circonscription sud-ouest à Bruxelles. Au mois de janvier dernier, elle se saisit du dossier de l'IP tracking, c'est-à-dire du traçage de l'adresse IP des internautes à des fins commerciales. Les sites ayant les moyens techniques d'enregistrer les adresses IP des visiteurs, il retiennent quelles recherches (produit(s) ou service(s) concerné(s), date de la recherche, zones de clics sur la page...) ont été réalisées depuis chaque adresse IP. Si la même recherche est effectuée successivement, le site en déduit le fort intérêt de l'internaute pour le produit/service... et en augmenterait le prix.

Indignée contre une telle pratique, la députée européenne a donc commencé par interroger l'exécutif européen sur la conformité de ces pratiques par le biais d'une question prioritaire adressée à trois commissaires européens le 28 janvier 2013.

La Commission européenne alertée

Elle enjoint alors la Commission européenne de diligenter une enquête. Le 12 mars, la vice-présidente de la Commission, Viviane Reding, répond. Elle estime que la légalité de cette pratique dépend des dispositions de mise en ?uvre de la directive 95/46/CE relative à la protection des données personnelle. La Commission renvoie ainsi la balle aux autorités de contrôle nationales chargées de la protection des données. Françoise Castex saisit alors la CNIL par une lettre datée du 24 avril 2013. D'où cette enquête de la DGCCRF et de la CNIL, lancée officiellement le 13 juin dernier.

Deux motifs d'accusation possibles

Les moyens techniques à mettre en place sont considérables, ce qui explique pourquoi les résultats de l'enquête ne sont attendus que pour la rentrée. "Des algorithmes ont été imaginés afin de tester les sites dans deux configurations : l'une en autorisant les cookies et l'autre en les interdisant ", révèle-t-on à la DGCCRF. En effet, plusieurs techniques sont suspectées "à la fois celle des cookies enregistrés sur les ordinateurs des particuliers, et également la mise en mémoire de l'adresse IP (IP tracking) sur les serveurs des professionnels" indique-t-on du côté de la CNIL, selon laquelle "un grand nombre de sites (70 environ dont 20 de grands opérateurs) font actuellement l'objet de tests".

Si preuve est faite que des entreprises proposent des prix qui varient en fonction des personnes, d'après leur comportement sur la toile, celles-ci pourrait être accusées pour deux motifs : celui de l'utilisation illégale des données personnelles - la Commission ayant reconnu que l'adresse IP en est une - et de la pratique commerciale trompeuse, telle que définie par le Code de la Consommation.

>>Lire aussi Marketing internet : l'IP tracking est-il légal ?

Lobbying en cours à Bruxelles

Au niveau européen, les parlementaires sont justement en train de discuter de la rédaction d'une nouvelle législation concernant les données personnelles. C'est dans ce cadre que François Castex a attiré l'attention du Parlement sur l'IP tracking. "Cela traîne un peu, car le rapporteur prend le temps pour réussir à aller plus loin dans la protection des données et impliquer un consentement explicite du consommateur", raconte-t-elle.

Elle ne cache pas que des entreprises américaines comme Apple, Google ou Facebook par exemple font du lobbying à Bruxelles. La députée explique : "Beaucoup d'entreprises voudraient que, quand il y a un intérêt légitime à l'entreprise, il y ait des exceptions possibles à ce consentement explicite, arguant que ce ne sont que des offres commerciales et qu'elles ne portent pas atteinte à la personne".

De son côté, la parlementaire est soucieuse de protéger les internautes : "Nous souhaitons faire la part des choses entre l'intérêt économique légitime et ce qui porte préjudice aux consommateurs".

Une directive européenne l'an prochain ?

Si le consentement individuel est inscrit dans la législation européenne, toute personne qui donnera son accord pour que des offres commerciales ciblées lui soient adressées, donnera alors le droit aux entreprises d'observer leur comportement grâce à des cookies ou à l'IP tracking et d'en jouir librement. C'est-à-dire que qu'une entreprise comme Google pourra éventuellement revendre une base de données de clients potentiels à d'autres sociétés comme des banques, des compagnies d'assurance ou à des entreprises spécialisées dans le profilage par exemple.

Cela deviendra-t-il vraiment légal ? Réponse dans quelques mois : un premier vote du texte est prévu en octobre à la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (abrégé LIBE) du Parlement européen. La procédure se poursuivra ensuite au conseil européen en 2014. D'ici là, la CNIL et la DGCCRF devraient avoir rendu leurs conclusions.