« L'ère du monofondateur de start-up est révolue » (Jean-Baptiste Rudelle, PDG de Criteo)

Né un an après Mai-68, le patron de Criteo, une réussite française du digital, est l'un des emblèmes de la réussite entrepreneuriale. L'ex-start-up devenue ETI, spécialiste du ciblage publicitaire en ligne, cotée au Nasdaq depuis l'an dernier, a moins de dix ans d'existence et pèse déjà 1,9 milliard de dollars en Bourse. Jean-Baptiste Rudelle donne ici ses conseils aux jeunes entrepreneurs qui rêvent de suivre son exemple.
Jean-Baptiste Rudelle au Nasdaq, le jour de l'introduction triomphale de Criteo, le 30 octobre dernier. / DR

LA TRIBUNE - Quelles sont les recettes du succès éclair de Criteo, qui est une des rares start-up françaises devenues une ETI prospère ?

JEAN-BAPTISTE RUDELLE - En France, on invoque souvent des problèmes structurels comme les freins à la création d'entreprise, mais les blocages me semblent avant tout culturels. Par exemple, l'échec est très mal toléré : on a le syndrome du premier de la classe. Notre système éducatif n'encourage pas la prise de risque. Autre point : l'obsession du contrôle. Un patron de PME en France monte en général sa boîte soit tout seul, soit avec sa femme, son fils, son cousin.

Nous avons créé en 2005 la société Criteo à trois associés et nous étions plus intelligents à trois. Nous avions, avec Franck Le Ouay et Romain Niccoli, des expertises très complémentaires, j'étais plus business, j'avais déjà créé mon entreprise [K-Mobile Kiwee, ndlr], ils étaient de formidables ingénieurs [des ex-Microsoft]. Nous nous sommes rencontrés à Agoranov, l'un des incubateurs de la Ville de Paris, les incubateurs étant un excellent moyen de fédérer les talents.

Or, l'ère du monofondateur est révolue. Il existe des statistiques limpides à ce sujet : les entreprises de technologie à fondateur unique ont deux fois moins de chances de réussir, puisqu'il leur faut en moyenne soixante-douze mois pour devenir rentables, contre trente-cinq lorsqu'elles sont fondées à plusieurs. Et 80 % des entreprises de technologie qui ont atteint une valorisation de plus d'1 milliard de dollars ont eu plusieurs fondateurs.

Comment apprendre de ses échecs quand on crée sa start-up ?

Il faut trouver le bon équilibre entre persévérer et ne pas s'entêter : ne pas changer d'idée tous les quinze jours, mais si l'idée ne donne rien au bout de dix-huit mois, il faut se poser des questions ! C'est ce que nous avons fait à Criteo : au cours des trois premières années, nous avons « pivoté » trois fois de modèle économique !

Au départ, nous avons développé une technologie de recommandation, pour les films, un marché qui s'est révélé trop restreint, puis nous l'avons étendue aux produits des sites marchands. Le moteur de recommandation est toujours là, d'ailleurs. Mais la techno ne suffit pas, il faut trouver un modèle économique. Pour cela, il faut parler à beaucoup de gens : c'est un de nos administrateurs, Gilles Samoun, qui a eu l'idée de la publicité. Mais entre l'idée et sa réalisation, il a fallu douze mois pour mettre au point la plateforme technique.

Quels seraient vos conseils aux jeunes entrepreneurs ?

De voir grand tout de suite. Cela peut sembler grandiloquent, mais il faut avoir l'ambition d'être leader mondial. C'est un état d'esprit nécessaire, afin d'ouvrir son horizon, de se dire que l'on peut faire dix fois, cent fois plus grand ! Il faut pour cela des investisseurs qui vous poussent à sortir de votre zone de confort, à aller dans des régions a priori difficiles. Tout ceci est évidemment plus facile lorsque l'on est entouré d'exemples de réussite, ce qui n'était pas forcément notre cas.

Vous prônez un modèle de création d'entreprise tout droit sorti de Californie...

Cette philosophie d'aventure collective vient effectivement de la Silicon Valley. Cette culture qui était très locale commence via le secteur Internet à se diffuser partout dans le monde. Cette culture communautaire est peut-être l'héritage de l'esprit pionnier de Californie, des attaques de diligences. Je suis moi-même parti m'installer en 2009 à Palo Alto pour implanter Criteo là-bas. Désormais, je partage mon temps entre la France et les États-Unis, compte tenu de tous les « road shows », depuis l'introduction en Bourse. La visite du président de la République en février dans la Silicon Valley a eu une portée symbolique importante : elle a montré que la France s'intéresse à un certain type d'innovation, à cette culture du partage encore peu développée dans l'Hexagone.

Quand on monte une start-up - on peut comparer cela à une équipe de sport - il faut accepter de partager le capital. Les chiffres sont éloquents : en France, 99% des entreprises se financent par endettement quand les deux tiers ont recours au capital aux États-Unis. Nous avons mené quatre tours de table chez Criteo et nous, les cofondateurs, nous sommes dilués à chaque fois [J.-B. Rudelle possède 7% du capital]. C'est souvent un traumatisme pour un patron de PME. Pourtant, c'est ce qui permet de grossir très vite. Ce partage du capital est important aussi pour le recrutement des talents : les grands groupes courtisent les meilleurs. Pour être compétitif face à eux, il faut pouvoir proposer de l'intéressement au capital.

Peu de dirigeants français acceptent cette culture du partage de la valeur et c'est pour cela que les PME peinent à recruter. Aujourd'hui 100% des employés de Criteo sont intéressés au capital. C'est une fierté. Mais nous sommes l'exception dans le monde des affaires français. À l'inverse, dans la Silicon Valley, même une assistante junior ne comprendrait pas qu'on ne lui propose pas d'être intéressée au capital!

Quelles mesures pourraient faciliter ce partage du capital en France ?

Les freins me semblent surtout psychologiques et culturels, mais notre système est, bien sûr, perfectible. Les bons de créateurs d'entreprises (BCE) fonctionnent très bien, c'est un dispositif que l'on nous envie. En revanche, il faudrait améliorer la taxation des stock-options et surtout celle des actions gratuites, qui sont difficiles à mettre en place. Or, c'est un mécanisme important lorsque l'on est déjà coté, comme nous.

L'initiative de soutien aux start-up French Tech est-elle utile ?

C'est une belle idée et l'expression a fait mouche, ce qui montre qu'il y a une réalité derrière. Moi j'y crois, à la French Tech. La France est un pays d'ingénieurs de haut niveau. En se fondant sur cet écosystème, sur ses talents, elle a de vrais atouts, même si le problème de taille critique demeure aigu. Il y a tout un écosystème à construire.

La Silicon Valley a sans doute quarante$ans d'avance sur nous. Il faudra une ou deux générations de Criteo pour que l'on atteigne cette taille critique. Pour encourager la création d'entreprise, rien de mieux que la démonstration par l'exemple. Il faut montrer de belles histoires. J'aimerais que Criteo soit une source d'inspiration, avec son équipe pluridisciplinaire.

En France, nous disposons de toutes les compétences pour réussir. L'écosystème français est beaucoup plus riche qu'il y a cinq ans. On a vu se développer des entreprises au modèle, à la philosophie assez similaires aux nôtres. On aimerait qu'il y ait plus, qu'il y ait plein d'autres Criteo!! Il faudrait aussi mieux accueillir les talents étrangers en France, notamment en simplifiant la procédure d'obtention de visa de travail.

Ces mesures, qui renforceraient l'attractivité de la French Tech, ne coûteraient pas grand-chose.

Avez-vous choisi une introduction sur le Nasdaq faute de pouvoir lever des fonds en France ?

Nous nous sommes cotés sur le Nasdaq parce que le marché clé de notre business de la publicité en ligne ce sont les États-Unis. C'est un marché plus concurrentiel, plus sophistiqué et c'est de loin notre plus gros pays en recettes. L'introduction a constitué un changement énorme. Elle a aussi accru la notoriété de notre marque, encore jeune aux États-Unis. Désormais, nous faisons partie d'un nouveau club. Et cela nous a ouvert des opportunités incroyables, de partenariat stratégique notamment.

Concernant nos précédentes levées de fonds, nous aurions très bien pu lever de l'argent en France. Mais nous voulions nous développer aux États-Unis. Or pour les mêmes conditions, des investisseurs américains vous apportent tout un réseau de contacts locaux très utiles. Nous avons ainsi fait rentrer en 2010 le fonds de capital- risque Bessemer Venture Partners. Idem au Japon : nous avons levé 30 millions d'euros en 2012 au cours d'un tour de table mené par Softbank Capital, peu après avoir noué un partenariat stratégique avec Yahoo Japan. Désormais, notre équipe de management est « mondiale » et compte de nombreux profils internationaux.

L'écosystème « early stage », en premier ou deuxième tour de financement après l'amorçage, est assez bien développé en France. Ensuite, en « late stage», au stade du capital-développement, qui correspond souvent à l'internationalisation de l'entreprise, il est logique d'aller se financer à l'étranger.

Être valorisé 1,9 milliard de dollars ne fait-il pas perdre le sens des réalités ?

Il faut garder la tête froide!! Ni nos collaborateurs ni le management n'ont le nez rivé sur le cours de Bourse tous les jours, sinon c'est à devenir fou! C'est tout de même une chance incroyable de pouvoir développer Criteo le plus possible.

Pourquoi avez-vous gardé votre R&D en France ? Pour des raisons fiscales ?

Ce n'est pas uniquement pour le crédit impôt recherche, que les Américains nous envient!! C'est aussi pour la qualité des ingénieurs, les incitations fiscales comme le CIR étant la cerise sur le gâteau. Nous avons besoin de très bons matheux, ce que l'on trouve en France. C'est l'héritage de l'esprit cartésien sans doute. Notre métier, c'est l'algorithmie, le calcul, le big data: nous prédisons les comportements des internautes, leurs intentions d'achats, en analysant la navigation passée et en la comparant avec des millions d'autres historiques. Ce qui nous permet de proposer des publicités très ciblées. Criteo ne gagne de l'argent que si les internautes cliquent sur la bannière, nous n'avons aucun intérêt à en appliquer une à des gens qui ne veulent pas de cette publicité.

Notre métier est complexe, très technologique. Même aux États-Unis, nous sommes obligés d'expliquer ce que nous faisons. L'arrivée du numérique constitue une transformation profonde de la publicité traditionnelle. Les annonceurs savaient qu'une partie indéterminée de leur budget ratait leur cible, qu'ils gâchaient la moitié de leurs investissements publicité, sans savoir laquelle!! Désormais, chaque impression publicitaire est mesurée en temps réel. C'est un changement complet en termes de stratégie publicitaire.

Votre relais de croissance, c'est la publicité sur mobile ?

Le mobile est une extension fantastique de notre métier: il permet de poursuivre le «dialogue» avec le consommateur pour les marques, puisqu'on a cet appareil dans la poche presque 24 heures sur 24. Les gens passent désormais beaucoup plus de temps devant un écran, et ce continuum d'écrans nomades étend les possibilités pour nos clients dans une approche multicanale.

En décembre, trois mois après le lancement de notre solution, le mobile représentait déjà 15!% de notre chiffre d'affaires net. C'est clairement un moteur de croissance. Cependant, c'est aussi un défi, car on n'utilise pas sur mobile les mêmes technologies que dans l'Internet fixe. Mais chez Criteo, on aime bien les défis technologiques.

 

>> Lundi 2 juin, La Tribune décernera le prix national du meilleur jeune entrepreneur de France à l'un des 35 finalistes 

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>>> FOCUS «JB» Rudelle, l'étendard de le french tech

Pas encore aussi connu que Xavier Niel, ni aussi fortuné, «JB» Rudelle a commencé à faire la une des journaux économiques depuis quelques mois. On se l'arrache dans les conférences sur l'entrepreneuriat et les start-up, comme étendard de la French Tech, la nouvelle vague de jeunes pousses technologiques françaises qui n'ont pas peur d'aller se frotter à la concurrence des géants américains. Ce diplômé de Supélec a créé sa première entreprise, qui fut un échec, en 1998 dans le transfert d'appels vers l'étranger, puis a cartonné dans les sonneries et jeux pour téléphones portables avec Kiwee, qu'il a revendu, avant de rencontrer ses futurs associés.

Pédagogue, il ne dédaigne pas à dispenser quelques conseils et mises en garde aux apprentis entrepreneurs, au moment où les business angels et les sociétés de capital-risque croulent sous les dossiers se présentant comme le « Criteo de la vidéo », le « Criteo de l'email », etc., tant cette entreprise de publicité sur Internet à la croissance météoritique fait aujourd'hui figure de modèle de réussite dans l'Hexagone.

La consécration pour «JB» Rudelle (44 ans) et ses deux cofondateurs plus discrets, Franck Le Ouay et Romain Niccoli (36 ans), est arrivée fin octobre, lorsque «Criteo SA» a fait une entrée triomphale sur le Nasdaq : c'était la première introduction d'une entreprise française sur le marché américain des valeurs technologiques depuis Business Objects il y a vingt ans, en 1994 !

Criteo a développé des algorithmes de prédiction et de recommandation qui lui permettent de proposer de la publicité ciblée aux sites d'e-commerce principalement : sa technologie génère en temps réel, «en moins de 150 millisecondes», des bannières publicitaires dites de «reciblage» personnalisé, en fonction de la navigation Web de l'internaute, qui sont facturées à la performance, au clic.

La société compte plus de 5.000 entreprises clientes, dont tous les grands noms du commerce en ligne comme les 3Suisses, CDiscount, Expedia, Rakuten, Sarenza, Zalendo.

L'ex-start-up fondée en 2005 a bien grandi : rentable, elle est valorisée près de 2 milliards de dollars, a généré 444 millions d'euros de chiffre d'affaires l'an dernier, en croissance de 63 %, et emploie près de 1 000 personnes.

L'essentiel des équipes de Recherche & Développement se trouvent au siège, rue Blanche, dans le 9e arrondissement de Paris. Pourtant, Criteo est déjà résolument internationale et réalise plus de 86 % de son activité hors de France. Elle vient d'ouvrir un bureau à Pékin pour attaquer le marché des 347 millions d'internautes chinois.

L'équipe des «Frenchies» dit rester concentrée sur le business, alors que le cours de Bourse de Criteo a quasi doublé en quatre mois avant de retomber un peu au-dessus de son niveau d'introduction, dans le sillage baissier de nombreuses valeurs technologiques. Impossible de s'endormir sur ses lauriers.

Entre la volonté des régulateurs, notamment européens, d'encadrer strictement l'utilisation des données privées, la nécessité de s'adapter au blocage des «cookies» des navigateurs, par exemple de Google, à la fois concurrent et partenaire, et le basculement très rapide des usages Internet sur mobile et tablette, Criteo est condamné à innover.

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Commentaires 2
à écrit le 05/06/2014 à 10:25
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"J'aimerais que Criteo soit une source d'inspiration, avec son équipe pluridisciplinaire", c'est déjà le cas. Bravo!

à écrit le 02/06/2014 à 17:11
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Ca fait rever et ca donne des idees...

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