Intelligence artificielle : les limites de la stratégie française

Le 29 mars dernier, Emmanuel Macron a présenté son programme pour faire de la France un des leaders de l'intelligence artificielle, dont les avancées promettent de révolutionner tous les pans de l'économie. Mais la France qui, au contraire des États-Unis ou de la Chine, ne possède pas de géant du Net, a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ?
Pierre Manière
Emmanuel Macron a annoncé, le 29 mars au Collège de France, que l'Etat investirait dans l'intelligence artificielle 1,5 milliard d'euros d'ici à la fin du quinquennat.
Emmanuel Macron a annoncé, le 29 mars au Collège de France, que l'Etat investirait dans l'intelligence artificielle 1,5 milliard d'euros d'ici à la fin du quinquennat. (Crédits : CHRISTIAN HARTMANN)

C'est un fait : la France a raté les dernières grandes révolutions technologiques. Ces dernières années, l'Hexagone n'a pas su profiter d'emblée de l'arrivée d'Internet ou de la robotique. Résultat, le pays ne dispose d'aucun champion dans ces secteurs clés. À la différence des États-Unis et ses Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), ou de la Chine et ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).

Ainsi, alors que l'intelligence artificielle promet de révolutionner tous les secteurs de l'économie, la France ne veut pas, une fois encore, rester spectatrice - puis simple consommatrice -, des innovations des autres.

« Si on ne se lance pas dans l'intelligence artificielle, la France comme l'Europe, nos entreprises seront équipées avec des logiciels et des robots qui viendront d'autres continents, a récemment jugé le député LRM Cédric Villani sur France Inter, juste après avoir remis au gouvernement un rapport sur l'IA. On perdra encore plus notre souveraineté, encore plus notre économie, et on se transformera petit à petit en cyber-colonie. »

Contre la fuite des cerveaux

Pour relancer la machine, le gouvernement a voulu prendre les choses en main. C'est la raison pour laquelle, le 29 mars dernier, il a présenté un plan pour que le pays « ne rate pas le train de l'intelligence artificielle ». Au Collège de France, devant un parterre de chefs d'entreprise, de chercheurs, d'élus et de ministres, Emmanuel Macron a dévoilé les ambitions de ce programme, qui sera soutenu par l'État à hauteur de 1,5 milliard d'euros d'ici à la fin du quinquennat. En premier lieu, l'exécutif veut capitaliser sur l'école française de mathématiques, de renommée mondiale et qui forme depuis des années des chercheurs de très haut niveau. À l'instar de Yann LeCun, qui dirige rien de moins que le labo consacré à l'IA de Facebook.

L'objectif de l'Élysée et de Matignon est ambitieux : faire de la France une référence en matière de recherche sur l'IA. Le gouvernement a ainsi annoncé des mesures pour retenir et faire venir les meilleurs cerveaux. Il s'agit d'une des principales préconisations du rapport de Cédric Villani, lui-même médaille Fields, l'équivalent du Nobel en mathématiques, en 2010. À ses yeux, l'exécutif doit trouver des solutions pour que les chercheurs français restent davantage sur le territoire, au lieu de s'exiler chez des géants du Net où ils sont bien mieux payés et disposent, généralement, de beaucoup plus de moyens.

Les géants du net s'installent en France

L'autre objectif du gouvernement, c'est d'attirer, notamment grâce à une recherche en pointe sur l'IA, un maximum d'investissements privés. Pour prouver qu'en la matière, la France bénéficiait d'une bonne attractivité, l'exécutif s'est félicité que des géants comme Samsung, DeepMind (Google) ou IBM annoncent la création de centres de recherche dans l'Hexagone au moment même où il dévoilait sa stratégie en matière d'IA. L'Élysée a-t-il mis une pression monstre sur ces groupes pour qu'ils révèlent leurs projets à ce moment si opportun ? C'est fort possible. Reste que le château a ici réalisé un joli coup de communication. Même si, sur le fond, plusieurs critiques notent que les chercheurs de ces nouveaux labos travailleront bien, in fine, pour le bénéfice des géants étrangers et installés de la tech...

Pour développer l'IA, le gouvernement estime également que le pays bénéficie d'avantages importants dans certains secteurs - comme la santé, l'automobile, la cybersécurité ou l'aéronautique -, qui disposent déjà de grandes bases de données. Emmanuel Macron a ainsi annoncé la création d'un « Health Data Hub ». Selon l'Élysée, cette structure s'appuiera sur « la base de données de l'Assurance maladie ou encore celle des hôpitaux, qui comptent parmi les plus larges du monde ». Le but : enrichir ces data, déjà considérables grâce à la centralisation du système de santé français, et ainsi favoriser, grâce à l'IA, l'émergence « d'innovations majeures », comme, dixit l'exécutif, l'amélioration du traitement des tumeurs cancéreuses ou la détection des arythmies cardiaques.

Reste que la stratégie du gouvernement illustre aussi à merveille les faiblesses de la France en matière d'intelligence artificielle. Si l'État a choisi de miser sur quelques secteurs clés, c'est surtout parce que, de manière générale, le pays dispose de peu de données, qui sont le carburant de l'IA. À contrario des États-Unis et de la Chine qui s'appuient, eux, sur les monceaux d'informations et de traces numériques des individus collectés partout par leurs géants du Net. Or, si les algorithmes des mathématiciens ont leur importance dans la phase actuelle de l'intelligence artificielle, ils ne servent à rien si l'on ne dispose pas, en amont, d'énormes bases de données pour les faire mouliner. Par exemple, pour reconnaître un matou sans se tromper, les IA d'aujourd'hui ont besoin de se nourrir au préalable d'énormément de photos de chats.

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Réalité virtuelle en Cine

La Chine investit des milliards dans l'IA et les nouvelles technologies. Ici, les élèves d'une école primaire de la province du Hunan expérimentent des masques de réalité virtuelle.

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L'IoT, un atout pour récupérer des données

Pour rattraper un peu son retard en matière de données, la France dispose, au regard de nombreux observateurs, d'une carte à jouer dans l'Internet des objets. Grâce à des entreprises en pointe dans ce domaine - comme le pionnier toulousain Sigfox ou les réseaux IoT ("Internet of Things", pour Internet des objets) des opérateurs télécoms Orange et Bouygues Telecom -, l'Hexagone a de l'avance dans ces technologies visant à connecter les milliards d'objets qui nous entourent. Et ainsi de faire remonter des monceaux d'informations émanant des voitures, des machines-outils, des bonbonnes de gaz ou des compteurs électriques. Mais le gouvernement n'a pas pipé mot concernant cette ressource, malgré son haut potentiel auprès des spécialistes de l'IA.

Si, en matière d'investissements publics, la France n'a pas à rougir du 1,5 milliard d'euros qu'elle va allouer à l'IA, la différence par rapport aux États-Unis et à la Chine se fait surtout au niveau de l'investissement privé. Les géants du Net américains et chinois consacrent chacun des sommes ahurissantes au développement de l'intelligence artificielle, qui se chiffrent en dizaines de milliards d'euros. À eux seuls, ces deux pays totalisent 90% des investissements dans ce secteur.

Pour beaucoup d'observateurs, investir seulement dans l'IA ne suffira probablement pas à faire émerger, en France comme en Europe, des cadors de la tech. C'est du moins l'avis du consultant et auteur Olivier Ezratty. Fin février, dans un post de blog consacré à la 5G, le futur standard de communication mobile, ce spécialiste de la high-tech s'explique :

« La 5G fait partie des "enabling technologies" clés des dix prochaines années, concomitamment avec celles de l'intelligence artificielle, des capteurs, des processeurs et du stockage. On a trop tendance à décrire ces vagues technologiques indépendamment les unes des autres alors qu'elles sont liées. Ainsi, l'IA s'alimente de données issues de capteurs transmises par les télécommunications. Les grands projets structurants associent donc plusieurs nouvelles technologies qu'il nous faut appréhender dans leur ensemble. »

Un retard préoccupant dans la 5G

Sous ce prisme, on peut penser que la réussite de la France en matière d'intelligence artificielle sera, entre autres, liée à sa capacité à disposer rapidement de réseaux mobiles dernier cri. C'est-à-dire de la 5G, qui, outre des débits toujours plus grands, permettra de connecter des myriades d'objets à Internet. Les données ainsi récoltées devraient constituer, une fois encore, un carburant de choix à l'intelligence artificielle. Problème : la France et l'Europe ont déjà pris du retard dans la 5G. Alors que les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud et le Japon ont annoncé de premiers déploiements d'ici à la fin de l'année, le Vieux Continent, lui, s'est donné pour objectif la couverture d'une grande ville européenne par État membre en 2020.

À l'instar de l'IA, sur le front de la 5G, la France et l'Union européenne donnent un brin l'impression de ne pas jouer dans la même cour que les États-Unis et la Chine. Ces deux derniers pays se livrent actuellement un vrai bras de fer, à coups de dizaines de milliards de dollars, pour être les premiers à déployer cette technologie jugée cruciale alors que les applications, l'intelligence artificielle et les objets connectés révolutionnent des secteurs aussi variés que les transports, l'énergie, la santé, la finance ou la construction. Aux yeux de Pékin et de Washington, celui qui l'emportera disposera d'un atout décisif pour prendre le leadership économique mondial à plus long terme. En clair, le « réveil de la France et de l'Europe » en matière d'intelligence artificielle, selon les mots de Cédric Villani, pourrait ne pas suffire si l'Hexagone et le Vieux Continent accumulent en parallèle du retard dans d'autres domaines technologiques tout aussi importants.

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Notre série "Ce que l'IA change..."

Dans La Tribune du jeudi 19 avril "Intelligence artificielle, les dessous du rapport Villani"

  • Ce que l'IA change dans la défense : "La guerre du futur est déjà sur les champs de bataille"
  • Ce que l'IA change dans la santé : "La France en grande forme"
  • Ce que l'IA change dans la construction : "Les murs ont des oreilles"
  • Ce que change que l'IA change dans le social et l'écologie : "Au service des grandes lignes"
  • Ce que l'IA change dans l'auto : "L'ère de la voiture autonome"
Pierre Manière

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Commentaires 23
à écrit le 24/04/2018 à 16:12
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On connaît certains bénéfices apportés par le numérique et l'Intelligence artificielle. Mais ce sont aussi de tres dangereux facteurs de régression économique, quand ils travaillent avec des banques de données et des logiciels qui ne correspondent p...

à écrit le 24/04/2018 à 16:07
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Alors là on les voit parfaitement les limites, énormes mêmes ! Ah mais zut faut lire l'article aussi ? :-)

à écrit le 24/04/2018 à 9:20
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Il y a un lien que je ne faisais pas: Finalement la collaboration pour l’IA est internationale mais chaperonnée par les USA qui est forcément «  en avant » sachant que internet était à la base un projet militaire du MIT qui a donné naissance à des t...

à écrit le 24/04/2018 à 8:37
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La France seule ne sera jamais une géante ou une actrice majeures dans l'IA ou autres d'ailleurs, ce n'est pas défaitisme mais seulement être réaliste . La France avec son petit 1,5 milliards joue dans la cour pas dans le top car en face les US et l...

à écrit le 23/04/2018 à 22:37
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Et oui, à défaut d'avoir une réelle intelligence, certains s'orientent vers "l'intelligence artificielle.

à écrit le 23/04/2018 à 21:57
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Ok il faut avancer dans l'IA c'est très bien mais il faut de la puissance de calcul et de la capacité de stockage. Et pour avoir tout ça et être capable de poursuivre les investissements, il faut rentabiliser les infrastructures. En clair, si on pro...

à écrit le 23/04/2018 à 20:10
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On est arrivé à un point où il est impossible de parvenir à un niveau d'expertise au top sans parler l'anglais. Les sciences et techniques en français c'est l'homme qu'a vu l'homme qu'a vu l'homme qu'a vu l'ours ou le téléphone arabe, c'est lacunaire...

le 23/04/2018 à 21:35
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J’ai l’impression de «  reconnaître «  la plume de Churchill...😂 Je pense que beaucoup de personnes ont remarqué... qu’il y a moins de fake écrit en Anglais qu’en Français , nous ne sommes pas stupides non plus : ce n’est pas parce que vous évoluez d...

à écrit le 23/04/2018 à 18:21
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L’intelligence ça se «  mérite «  que ca réelle ou artificielle

à écrit le 23/04/2018 à 17:48
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si cela pouvait les aider a négocier tous les conflits ! les responsables font tout le contraire en s éludant. ! en attendant les cheminots commencent a avoir du soutien dans cette guerre de mauvaise communication parfois mensongère

à écrit le 23/04/2018 à 17:14
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A ce jour les IAs sont bêtes et TRES TRES chères ... oui, développer une IA qui reconnait des chats dans une photo requiert des masses de données, donc de stockage puis du calcul. Tout ça coûte très cher à construire pour une compétence qu'un enf...

le 24/04/2018 à 8:31
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Ça tombe bien c’est ce qui est ecrit dans l’article : « Pour développer l'IA, le gouvernement estime également que le pays bénéficie d'avantages importants dans certains secteurs - comme la santé, l'automobile, la cybersécurité ou l'aéronautique -, q...

à écrit le 23/04/2018 à 17:03
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-Moins on est intelligent, plus on demande de l'artificiel!

le 13/08/2018 à 17:28
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Voilà qui donne a réfléchir! Vite... ma machine!

à écrit le 23/04/2018 à 14:47
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Avec des composants US ?

à écrit le 23/04/2018 à 9:25
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Un titre, une photo et tout devient clair.

le 23/04/2018 à 11:51
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Je suis d’accord avec Citoyen blasé. L’IA est incapable de créer naturellement des représentations d’images comme un humain. Les combinaisons sont trop importantes pour le cerveau humain L’IA se nourrit de ce qu’on lui donne ( apprentissage) mais l’h...

à écrit le 23/04/2018 à 8:37
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"Par exemple, pour reconnaître un matou sans se tromper, les IA d'aujourd'hui ont besoin de se nourrir au préalable d'énormément de photos de chats" Or s'il y a besoin de donner des photos de chats à la machine pour qu’elle finisse par les reconn...

le 23/04/2018 à 10:49
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L'intelligence artificielle, en particulier la tendance actuelle est surtout axée sur les méthodes d'apprentissage des réseaux. Ce n'est pas de l'affinage au sens traditionnel car il n'y a pas d'humain dans la boucle pour ajuster les paramètres, c'es...

le 23/04/2018 à 11:06
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"L'intelligence artificielle, en particulier la tendance actuelle est surtout axée sur les méthodes d'apprentissage des réseaux" Heu... et sinon en ce qui concerne l'intelligence artificielle, la vraie svp ? Créer une entité capable de penser par...

le 23/04/2018 à 12:58
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"au lieu de dire une fois de plus des conneries" churchill, pourquoi me répondez vous alors que comme vous ne pouvez pas vous empêcher de me répondre sans expulser votre je sais pas quoi mais en tout cas c'est anti débat au possible, vous vous f...

le 24/04/2018 à 7:22
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C'est un peu difficile à vulgariser, désolé, si vous avez quelques loisirs, essayez de lire un peu sur le sujet, vous verrez, c'est beaucoup moind c.... qu'il y parait. D'ailleurs, dans les voitures, la reconnaissance des panneaux c'est déjà de l'IA....

le 29/05/2018 à 9:42
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"D'ailleurs, dans les voitures, la reconnaissance des panneaux c'est déjà de l'IA. Il n'y a pas que les matous...." Oh !? Vous voulez dire qu'ils réfléchissent tout seul ? C'est quoi al différence avec les essuies glaces qui se déclenchent to...

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