"Oui, un Internet européen souverain est possible" Louis Pouzin, co-inventeur d'Internet

Par Propos recueillis par Charles de Laubier  |   |  1306  mots
Selon Louis Pouzin, les Etats européens pourraient parfaitement, s'ils en avaient la volonté, s'affranchir de la gouvernance étasunienne sur l'Internet.
Louis Pouzin, 84 ans, co-inventeur d'Internet (protocole de communications réseau TCP/IP) avec Vinton Cerf dans les années 1970, est aujourd'hui président de l'Eurolinc, association experte sur la gouvernance internationale et le multilinguisme d'Internet. Il dirige aussi Open-Root, une alternative "éthique" à l'Icann.

LA TRIBUNE. Pourquoi avez-vous lancé, il y a plus d'un an, Open-Root pour concurrencer l'Icann dans la vente de noms de domaines Internet ?

LOUIS POUZIN. Serait-il acceptable que les États-Unis gèrent l'annuaire mondial de tous les abonnés au téléphone ? Le monopole de l'Icann est une sorte de racket financier, curieusement toléré par les États (sauf la Chine). Les nouvelles extensions génériques « .book », « .credit », « .sport », « .vin » excluent en pratique une délégation à d'autres firmes que des spéculateurs étasuniens capables de débourser 150 millions de dollars pour s'offrir 300 extensions.

Et si une extension est mondialement populaire, elle devient de facto un monopole mondial hors concurrence. D'où les tarifs abusifs et la capacité de sélectionner les clients de domaines sur des critères opaques.

Comme dans le cas des Gafa, ce système est une réplique de la colonisation par les Européens aux 18e et 19e siècles : appropriation des ressources des colonisés (noms), introduction de règles ou de méthodes profitables aux colons, vente aux colonisés de services ou produits (système de noms de domaines, ou DNS)... constitués de leurs propres ressources.

Le modèle Open-Root que j'ai créé est différent de la location auprès de l'Icann de noms de domaine : nos clients achètent et sont propriétaires des extensions qu'ils choisissent (des "registres" au sens Internet) ; ils peuvent alors créer gratuitement les domaines de leur choix. Nous comptons une trentaine de clients, à majorité des organismes sans but lucratif.

Une gouvernance multi-pays de l'Internet est-elle vraiment possible ?

Le poids lourd de la gouvernance du Net est la gestion des noms de domaine, centralisée sous le contrôle de l'Icann. Cette société privée californienne a été créée en 1998 pour garder l'Internet sous le contrôle du gouvernement américain, sans que cela suscite trop de protestations des autres États ni de la population à mentalité libérale des milieux de la recherche étasuniens.

L'idée était d'apparaître comme le bon samaritain, alors que le plan réel était de développer un outil d'espionnage mondial : il a été suivi avec précision Cette partie de l'Icann est trop essentielle à la stratégie de dominance du gouvernement des États-Unis pour être placée sous une autre autorité.

Si elle l'était sur le papier, ce ne serait qu'un trompe-l'œil. Il est irréaliste d'espérer un changement de position du gouvernement américain sur ce point. Si le champ de la gouvernance était réduit aux fonctions techniques, protocoles, paramètres, allocations de numéros IP, cet ensemble pourrait être transféré à un autre organisme en conservant tout ou partie de ses moyens, y compris en personnel. Son fonctionnement est quasiment autonome, via le groupe de travail de génie Internet (IETF) et les registres Internet régionaux (RIR). L'Internet continue à fonctionner.

Quelle est la marge de manœuvre des autres pays ?

Plutôt que de fermenter dans la résignation, les États ont le choix de s'affranchir eux-mêmes de la gouvernance étasunienne : ils peuvent gérer leurs domaines de premier niveau de noms géographiques, tels que « .fr » pour la France, comme prévu dans l'agenda de Tunis ; ils peuvent créer leurs extensions et leur DNS comme l'ont fait des sociétés privées avant la création de l'Icann ; ils peuvent rapatrier leurs « .com », « .org », « .net » et autres extensions accaparées par les États-Unis et les mettre à l'abri du FBI.

Ni le monopole de l'Icann ni le DNS unique n'ont de base légale ou technique. Reste à vérifier s'il existe encore des volontés politiques pour passer à l'action. Bien sûr, des échanges seront nécessaires entre États, ou régions du monde, pour maintenir l'interopérabilité, ouvrir plus largement l'Internet aux langues natives, tenir compte des lois en vigueur, régler des disputes, etc. C'est traditionnellement le rôle d'organismes multiples existants tels que l'IETF, l'ISO, l'UIT, l'Unesco ou encore l'OMPI.

Il y a un an, après les révélations « Snowden », la chancelière allemande Angela Merkel proposait que l'Europe se dote de son propre Internet sécurisé. Est-ce faisable ?

La création du « .eu » il y a dix ans cette année était vantée pour offrir aux Européens un espace de confiance. Si l'idée d'un Internet européen refait surface, c'est sans doute que cela n'a pas marché.

Pour en avoir un digne de ce nom, il faudrait se donner les objectifs suivants :

  • que sa gouvernance soit sous une autorité souveraine européenne qui élimine les monopoles fabriqués par l'Icann;
  • qu'il puisse fonctionner en l'absence de ressources situées hors de l'Europe (personnel, données, voies de communication, énergie);
  • qu'il assure les communications non seulement en Europe, mais aussi avec tous les autres espaces non européens n'y faisant pas obstacle;
  • qu'il soit sécurisé sous le contrôle d'organismes européens;
  • qu'il soit utilisable dans toutes les langues de l'Europe.

Ces conditions n'ont rien d'extravagant car, à l'exception du multilinguisme, elles sont appliquées par défaut aux États-Unis. Il faut noter qu'un réseau sécurisé ne signifie pas que ce soit un espace de confiance : sans oublier la multitude de « vermines » installées par la NSA (National Security Agency), une cause majeure d'insécurité est le comportement des utilisateurs et leur usage d'appareils non sécurisés.

Une résolution du Parlement européen du 27 novembre 2014 demande de « séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux ». Un « dégroupage » de Google, accusé depuis 2010 d'abus de position dominante, serait-il réalisable ?

Le dégroupage des moteurs de recherche, des annuaires, des messageries et autres services des Gafa est évidemment faisable, puisque c'était le cas à l'origine. Le groupage est un artifice classique pour enfermer les clients dans un écosystème propriétaire.

Le dégroupage matériel/logiciel a été imposé à IBM vers 1968 par l'État américain. Ce changement de paradigme a suscité l'apparition du logiciel libre, dénigré par Microsoft. Il a fallu à la Commission européenne des années de procès pour obliger Microsoft à dégrouper son navigateur, qui faisait obstacle au développement de navigateurs indépendants plus évolués.

La même approche tortueuse pourrait s'appliquer à Google, mais une procédure réglementaire serait moins coûteuse et plus expéditive

La neutralité de l'Internet semble ne plus tenir face à l'explosion du trafic, notamment de la vidéo. La gestion et la "prioritisation" des flux sont-elles inéluctables ?

Texte, image, voix, musique, vidéo, film, alarme, rythme cardiaque, etc. Tout transmettre sur une même artère mutualisée nécessite une gestion spécifique pour arriver en temps voulu à leur destination. Comme le coût de l'infrastructure est de plus en plus élevé, ainsi que la facture au client, il faut donc optimiser le trafic, c'est-à-dire les priorités de transmission, en tassant ou en découpant les paquets. Quand la capacité est saturée, ou les récepteurs trop lents, il y a embouteillage comme dans le trafic urbain. Là, il faut installer plus de capacité et investir en faisant des hypothèses sur les besoins futurs.

Au début de l'ADSL, les opérateurs ont offert des tarifs sans limite de capacité qui favorisent les gros consommateurs, aux frais des petits. Dans un modèle économique de rentabilité du réseau, il n'y a pas d'autre choix que de financer la capacité par les tarifs : les gros payeurs, en nombre limité, sont alors les grands consommateurs et producteurs d'information, et les autres, en grand nombre, paient moins.

La répartition des coûts entre ces populations relève de politiques publiques, assez disparates dans l'espace européen. Il faudra sans doute plusieurs étapes pour trouver un consensus.