"La concentration actuelle des médias pose un vrai problème démocratique"

Par Propos recueillis par Sylvain Rolland  |   |  757  mots
Julia Cagé, économiste, est l’auteur du livre Sauver les médias (Seuil, 2015).
Titulaire d’un doctorat à l’université Harvard et professeure d’économie à Sciences-Po Paris, Julia Cagé pointe les dangers d’une concentration de médias autour d’industriels multimillionnaires. L’auteur du livre Sauver les médias (Seuil, 2015), appelle à une réforme des lois encadrant le pluralisme de l’information.

LA TRIBUNE - Actuellement, le paysage médiatique se recompose autour d'industriels (Bolloré, Dassault, Lagardère, Arnault) et de certains magnats des télécoms (Drahi, Niel, Bouygues), tandis que les groupes de presse indépendants disparaissent les uns après les autres. Cette situation met-elle en danger le pluralisme des médias ?

JULIA CAGE - Cette concentration est dangereuse et vraiment inquiétante pour le bon fonctionnement de la démocratie française. Elle nous dit une chose : il est urgent de repenser les lois qui encadrent le pluralisme des médias. L'appareil législatif anti-concentration est daté. La dernière loi date de 1986, une éternité quand on sait qu'on ne consommait pas d'information sur Internet à l'époque ! Il faut donc une nouvelle loi qui devrait s'attaquer à plusieurs problèmes.

D'une part, éviter une concentration excessive pour garantir le pluralisme de l'information. D'autre part, garantir, à l'avenir, la propriété des médias par des groupes de presse indépendants plutôt que par des industriels qui sont souvent sous contrat avec l'État.

Enfin, il faudrait limiter, comme c'est le cas dans beaucoup d'autres pays, la pratique du cross-ownership, c'est-à-dire le fait de posséder tout à la fois des journaux, des radios et des chaînes de télévision. Or il semble que plus l'on tarde à réguler, plus la recomposition du paysage médiatique s'accélère, donnant chaque jour un peu plus de poids à ces nouveaux acteurs qui utilisent leur influence pour convaincre le législateur que le mieux est de ne rien faire.

Quel rôle joue la proximité de l'élection présidentielle de 2017 dans les mouvements d'acquisitions récents ?

Les différents propriétaires des médias n'ont pas les mêmes motivations. La situation de crise dont souffrent en particulier les titres de presse écrite a avant tout déterminé l'agenda. Patrick Drahi a pu racheter Libération d'abord parce que le titre était en 2014 au bord du dépôt de bilan et représentait pour lui un levier d'influence et de pression auprès de l'État, car le secteur des télécoms dépend beaucoup de la régulation.

Le cas qui semble avoir été le plus influencé par la proximité de l'élection présidentielle est clairement le rachat du Parisien par Bernard Arnault, le PDG du groupe de luxe LVMH. Au moment de son rachat, le quotiden n'était plus à vendre. Or, on connaît les préférences politiques très marquées de Bernard Arnault et tout laisse à penser qu'il ait pu vouloir s'acheter un cheval de bataille en vue des élections. Reste à savoir si une telle stratégie peut être couronnée de succès car les journalistes du Parisien feront sans doute tout pour préserver leur indépendance.

Un homme suscite beaucoup d'interrogations en ce moment : Patrick Drahi. Pensez-vous que sa frénésie d'acquisitions s'explique aussi par la rivalité qui l'oppose au patron de Free, Xavier Niel ?

La psychologie des hommes d'affaires est toujours difficile à comprendre. Beaucoup disent que la stratégie de Drahi est déterminée par celle de Niel : Niel achète Le Monde, Drahi acquiertLibération ; le scénario se répète à l'identique pour Le Nouvel Observateur et L'Express...

Enfin, Niel évoque son intérêt pour LCI, Drahi fait pour une fois la course en tête en étendant son empire à BFM-TV. Reste que, jusqu'à présent, on observe une différence fondamentale entre les deux hommes. Niel a investi dans les médias dont il est devenu actionnaire. Ainsi, au Mondecomme au Nouvel Observateur, le nombre de journalistes n'a pas diminué. Au contraire, Drahi a fait fondre les effectifs de Libération et s'est engagé dans la même voie à L'Express. Un peu comme s'il n'avait fait le choix d'acquérir ces « marques » que pour les vider de leur coquille.

Vous attendez-vous à d'autres mouvements dans les mois qui viennent ? Dans cette nouvelle configuration, certains titres deviennent isolés, à l'image du Point. Les petits groupes et les titres indépendants deviennent-ils des cibles potentielles ?

Oui, je m'attends à d'autres mouvements. Lesquels, c'est difficile à prévoir. La question du Pointest intéressante : on a longtemps cru à des synergies avec L'Express, mais maintenant que celui-ci est passé sous la coupe de Drahi, c'est moins évident. D'autant qu'Artémis (Pinault) n'a pas besoin de s'en défaire. Quoi qu'il en soit, il y a de moins en moins de groupes indépendants des grands industriels, et c'est inquiétant pour la pluralité de l'information.