"La dette privée bancaire est en réalité de la dette publique" Jean Tirole

Par Propos recueillis par Philippe Mabille et François Roche  |   |  2225  mots
Jean Tirole, économiste, lundi 13 octobre, lors d'une conférence à la Toulouse Schools of Economics, après l'annonce de l'Académie royale des sciences de Suède qui lui a décerné le prix Nobel d'économie pour récompenser ses travaux sur la régulation des marchés.
Jean Tirole vient de se voir décerner le prix Nobel d'économie. Dans cet entretien accordé à La Tribune en 2012 et que nous republions aujourd'hui, l'économiste plaidait pour la constitution d'autorités budgétaires totalement indépendantes - capables de veiller au bon déroulement du plan de marche de contrôle de la dette - et d'une institution unique de régulation financière et bancaire en Europe. Jean Tirole est le président de la Fondation Jean-Jacques Laffont-Toulouse School of Economics (TSE).

LA TRIBUNE - Quelles réflexions vous inspirent les récents développements de la crise de la dette en Europe?

JEAN TIROLE -  Sur cette question de la dette, on n'a pas voulu voir suffisamment tôt que la dette souveraine, contractée par les États, et la dette privée, contractée par les banques, devaient en fait être considérées comme un tout. La dette privée bancaire est en réalité de la dette publique : si les banques sont fragilisées, les États le sont aussi, et inversement. Or, pendant des années, nous n'avons raisonné, pour déterminer le niveau d'endettement des pays de la zone euro, que sur la dette souveraine. Les critères de Maastricht ne concernent que la dette publique et pas les dettes contingentes comme les retraites à verser ou la dette bancaire. S'ajoute à cela un problème de régulation : concernant la dette bancaire, cette régulation s'exerce au niveau des États.

Si un problème de surendettement des institutions financières survient, comme cela s'est produit en Espagne ou en Irlande, aucun autre État membre de la zone euro ne peut intervenir. Je vous rappelle que les difficultés de l'Espagne et de l'Irlande ont eu en partie pour origine une fragilité bancaire. Si le déficit irlandais est passé brutalement de 12% à 32% du PIB en 2010, c'est bien parce qu'il a fallu renflouer les banques. Je suis convaincu que c'est la première leçon que l'on va tirer de cette crise : il est nécessaire d'établir une régulation bancaire au niveau européen. Les dix-sept autorités nationales ont un budget limité, et n'ont pas des équipes capables de rivaliser avec celles des grandes banques. Elles peuvent aussi fermer les yeux face à une bulle immobilière ou autre. Tout cela plaide pour la constitution d'une seule autorité bancaire en Europe. Or, même si l'on a créé plusieurs institutions de niveau européen, comme l'Autorité bancaire européenne (EBA) ou le Conseil européen du risque systémique (ESRB), la supervision prudentielle des banques reste encore marquée par la règle du pays d'origine.

LT - Quelle analyse faites-vous du Pacte budgétaire, censé renforcer la gouvernance de la zone euro?

JT - Ce traité sera d'une mise en oeuvre très complexe. Il est inspiré par une préoccupation respectable, celle d'organiser une surveillance mutuelle des politiques budgétaires et fiscales en Europe. Mais, il ne nous prémunit pas contre les astuces comptables et le recours au hors-bilan, bref la dissimulation des déficits.

LT - Mais, ces pratiques seraient dénoncées par les autres pays?

JT - En êtes-vous si certain ? Pourquoi un pays de la zone euro gendarmerait-il un autre pays ? Dans le passé, on a constaté soixante-huit violations au pacte de stabilité depuis l'introduction de l'euro. Aucune de ces violations n'a donné lieu à la moindre intervention. La surveillance mutuelle et réciproque des États membres est toute relative.

LT - Que faire, alors?

JT - Il faut aller plus loin dans les abandons de souveraineté. Des abandons consentis, gérés, qui vaudront mieux que des abandons contraints auxquels nous exposerait une crise financière majeure. Il faudrait créer des autorités budgétaires indépendantes qui fassent des prévisions de croissance réalistes, et qui analysent le budget et le hors-bilan de l'État grâce à des spécialistes de ces sujets. Et ces agences auraient pour mission d'informer le Parlement, l'opinion publique, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice européenne. Ce type d'institution existe dans certains pays, comme la Suède, et n'a pas pour vocation de s'immiscer dans le détail des choix budgétaires, mais de veiller à ce que les grands indicateurs et le plan de marche de contrôle de la dette et des déficits soient suivis.

LT - Comment analysez-vous la stratégie de la Banque centrale européenne dans cette conjoncture?

JT - Elle n'a pas tellement de choix?: à partir du moment où le système bancaire est fragilisé, elle doit maintenir les taux d'intérêt à des niveaux très bas. Les institutions financières dans leur ensemble ont beaucoup emprunté à court terme. Dans ces circonstances, toute remontée des taux aurait des effets catastrophiques. Et toutes les banques centrales sont dans cette situation.

Or, cela a un coût. Un taux de 0% n'est pas un taux naturel. Il provoque une redistribution très forte vers les emprunteurs au détriment des épargnants ; et il encourage les institutions financières à emprunter à très court terme, pérennisant la situation de fragilité du système financier.

LT - Comment sortir de cette situation?

JT - Il est nécessaire que la confiance revienne en Europe et dans la zone euro. C'est la seule façon de faire diminuer les « spreads ». Des spreads maintenus de 6 à 10 % au sein de la zone euro, c'est la faillite assurée. Cela affecterait en effet la solvabilité d'un certain nombre d'États, comme l'Italie, dont les fondamentaux économiques ne sont pas mauvais (hormis certains aspects structurels comme l'absence de réforme du marché du travail) mais qui serait emportée si les taux auxquels elle emprunte restaient élevés ou se mettaient à monter. En fait, pour un certain nombre de pays, les crises de liquidité (l'accroissement mécanique de l'endettement sous l'effet de spreads élevés) et de solvabilité s'ajoutent.

LT - Vous parlez de confiance et non de croissance?

JT - La croissance est nécessaire, tout le monde est d'accord là-dessus. Ce qui est moins clair, c'est le type d'outils que l'on utilise. On aura beau manier dans tous les sens les concepts d'euro-obligations ou de « project bonds », il faudra bien à un moment ou à un autre, contrôler l'endettement et engager des réformes structurelles, par exemple du marché du travail. Globalement, on peut dire que l'Europe du nord est beaucoup plus flexible, elle protège moins l'emploi que la personne alors que l'Europe du sud est dans une logique totalement contraire, ce qui explique les taux de chômage très importants et surtout le chômage de longue durée. Bien sûr, ce sont des réformes difficiles à réaliser, surtout lorsqu'il faut les faire en pleine crise économique. Mais cela n'empêche pas de s'engager à les mettre en oeuvre, dans une période de temps raisonnable, de trois ou quatre ans. On pourrait ainsi imaginer, comme je l'ai proposé il y a déjà quelque temps dans un rapport écrit avec Olivier Blanchard [l'économiste en chef du FMI, ndlr] d'imposer à l'entreprise qui licencie d'acquitter une taxe basée sur la durée au cours de laquelle le salarié concerné reste au chômage.

LT - Que voulez-vous dire quand vous parlez de protéger le salarié et non l'emploi?

JT - Aujourd'hui, en France, l'employeur ne paye pas le coût du chômage pour les Assedic quand il licencie, mais il le paye pour les autres entreprises qui licencient. Par ailleurs, on a donné au juge un pouvoir d'appréciation sur les licenciements, alors qu'il n'a pas l'information pour se substituer au dirigeant d'entreprise. Une taxe de licenciement aurait donc une triple vertu?: celle de responsabiliser les entreprises en faisant payer les cotisations chômage aux entreprises qui licencient plutôt qu'à celles qui gardent les salariés, celle d'arrêter de confier une mission impossible aux prud'hommes et tribunaux, et celle d'obliger l'entreprise à former ses salariés de telle sorte qu'ils restent le moins de temps possible au chômage quand un licenciement est nécessaire nos institutions encouragent la création de CDD et découragent celle de CDI ; elles sont défavorables à l'emploi.

Tout le problème, surtout dans une période économique difficile, avec beaucoup de destructions d'emplois, c'est d'arriver à trouver le bon équilibre. Le patronat a peur de se retrouver avec juste une taxe sur les licenciements et pas plus de flexibilité, et les syndicats refusent de cautionner ce qui pourrait apparaître comme un droit de licencier. La situation est bloquée, depuis des années, par la mauvaise qualité du dialogue social dans notre pays. à mon sens, c'est peut-être à la gauche de faire cette réforme. Certes, aucun homme politique ne pourrait se faire élire là-dessus, mais une réforme structurelle du marché du travail, négociée et mise en place de façon progressive, aurait un effet positif sur l'emploi et mettrait fin à la dualité de notre marché de l'emploi.

LT - Pour revenir à la confiance au sein de la zone euro, quelle est votre opinion sur les euro-obligations?

JT - Une euro-obligation, c'est une obligation souveraine assortie d'une responsabilité mutuelle de rembourser les investisseurs. Si l'un des États fait défaut, les autres payent. Il est certain qu'une garantie européenne sur la dette souveraine aurait des vertus. Les euro-obligations sont une piste. Des travaux en ce sens ont déjà été bien balisés par Jacques Delpla et Jakob Von Weizsäcker qui, dans une note du think tank européen Bruegel, ont développé les concepts de dette bleue (autour du plafond des 60% du PIB fixé par le traité de Maastricht) et de dette rouge, elle non sujette à la garantie de l'Europe. D'autres, tels Christian Hellwig, macro-économiste à TSE et Thomas Philippon, qui travaille à l'université de new York, ont affiné cette proposition en l'orientant vers la création d'eurobills, c'est-à-dire d'euro-obligations à court terme. A n'en pas douter, un marché européen des euro-obligations serait très liquide et très apprécié des investisseurs. il pourrait devenir plus gros que celui du Bund allemand, dont les taux sont au plus bas historique parce qu'ils apparaissent comme le seul havre de sécurité en Europe. Mais c'est un outil complexe à mettre en oeuvre. Dans les circonstances actuelles, l'Allemagne porterait en quelque sorte le risque ultime, et comme insistent les auteurs de ces propositions, il ne faudrait pas que ces euro-obligations se substituent aux dispositions du traité budgétaire, mais que ces dernières soient clairement érigées en priorité. Comme vous le voyez, cela fait pas mal de conditions encore loin d'être remplies.

LT - On parle beaucoup d'une troisième opération de refinancement à long terme de la BCE, qui pourrait être annoncée le 6 juin pour apaiser les tensions en Europe du sud. Quel bilan tirez-vous de ces opérations de LTRO? Jusqu'où et combien de temps la BCE peut-elle intervenir ainsi?

JT - Il n'y a malheureusement pas d'autre solution dans le court terme. Il faut gagner du temps et mettre en ?uvre les réformes nécessaires. Mais c'est aussi une solution de facilité qui repousse les échéances tout en augmentant le risque pour les contribuables européens, garants implicites des pertes de la BCE. Se pose la même question que pour les euro-obligations : quel sera l'intérêt de l'Allemagne et de l'Europe du nord de venir toujours plus à la rescousse des pays de l'Europe du sud?

La volonté politique de construction européenne, essentiellement, ainsi que des intérêts économiques dans les pays exposés expliquent que bon gré mal gré l'Allemagne ait fait jusqu'ici preuve de solidarité. Il est difficile de prédire jusqu'où elle acceptera d'aller. Mais le scénario inquiétant est très clairement celui de défaillance d'un grand pays (Espagne ou Italie) entraînant toute l'Europe du sud dans une tourmente que même l'Allemagne ne saurait arrêter en se portant garante. Même en excluant le scénario catastrophique d'une sécession monétaire de l'Europe du nord, la BCE serait alors obligée de permettre à l'Europe une monétisation de sa dette, avec des effets très défavorables pour les ménages les plus modestes et une perte de crédibilité sérieuse pour tous nos pays.

LT - Comment voyez-vous l'avenir de la zone euro?

JT - Je suis convaincu que l'Europe a davantage besoin de discipline à long terme que d'austérité à court terme. L'austérité peut conduire à des conséquences très dommageables, compte tenu des taux de croissance actuels et du nombre de chômeurs. Mais, les promesses faites par les hommes politiques de revenir à une discipline budgétaire stricte dans les quelques années qui viennent manquent de crédibilité, d'où l'insistance d'organisations comme l'Union européenne ou le FMI de voir la mise en oeuvre de plans contraignants.

Le véritable défi que doivent relever les pays européens, c'est de convaincre les investisseurs qu'ils sont réellement décidés à opérer des réformes structurelles. Ainsi les pays de la zone euro doivent-ils aussi accepter de tirer les leçons de l'échec du Pacte de stabilité et de croissance en acceptant des abandons de souveraineté, par le biais de la création d'autorités budgétaires totalement indépendantes et d'une régulation financière et bancaire au niveau européen.

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MINIBIO

  • 9 août 1953 : Naissance à Troyes (Aube).
  • 1976 : Diplômé de l'École Polytechnique.
  • 1978 : Ingénieur, École Nationale des Ponts et Chaussées.
  • 1981 : Diplômé du Massachusetts Institute of Technology.
  • 1999 : Membre du Conseil d'analyse économique.
  • 2007 : Médaille d'or du CNRS.
  • 2007 : Création de la Fondation Jean-Jacques Laffont - Toulouse School of Economics (TSE).
  • 2014 : Prix Nobel de l'économie