L'économie sociale et solidaire, un remède à la crise du capitalisme ?

Par Isabelle Lefort  |   |  1136  mots
La Mairie de Paris organise en partenariat avec La Tribune, les Trophées de l’économie sociale et solidaire. A cette occasion, elle propose un débat suivi de la remise des prix aux 11 lauréats 2013./ DR
La 5e édition des Trophées de l’économie sociale et solidaire de la Mairie de Paris, en partenariat avec La Tribune, se tient ce 29 novembre au palais Brongniart. Les onze lauréats illustrent le dynamisme d’un pan de l’économie qui intéresse de plus en plus les géants du CAC 40.

Si l'on veut que l'économie sociale prenne de l'ampleur, il faut cesser de faire des distinctions avec l'économie classique.» Arnaud Mourot, codirecteur du réseau des entrepreneurs sociaux, Ashoka Europe, en est convaincu.

«Avoir un ministre de tutelle en charge de l'économie sociale et solidaire, c'est très bien, et le projet de loi de Benoît Hamon sur ce sujet est une bonne chose. Mais j'espère que, dans quelque temps, on n'aura plus besoin de ce texte de protection de l'entrepreneuriat social.»

L'enjeu est d'importance. En Europe, l'emploi rémunéré dans l'économie sociale et solidaire (ESS) a progressé de plus de 20% entre 2003 et 2013, représentant désormais plus de 14,5 millions de salariés. Sur la même période, en France, les entreprises de solidarité et autres entrepreneurs sociaux ont créé environ 440.000 nouveaux emplois.

Et d'ici à 2020, selon les prévisions, la barre des 600.000 emplois devrait être dépassée. Paris est l'un des territoires les plus engagés dans ce mouvement. Désormais, 9% des salariés y travaillent pour l'ESS. Au travers du commerce équitable, des sociétés de réinsertion, des ateliers artistiques, des structures qui créent du lien social, 10.540 entreprises génèrent près de 5 milliards d'euros de rémunérations brutes. Les femmes occupent 64% des emplois, contre 51% dans l'économie globale de la ville. L'ESS parisienne réalise plus de 45% des rémunérations brutes du secteur dans la région.

Paris croit en l'ESS

Considérée par certains comme une économie de la réparation, l'ESS a fleuri sur fond de crise.

« À Paris, depuis six ans et la seconde mandature de Bertrand Delanoë, on a changé d'échelle», explique Pauline Véron, adjointe au maire chargée de l'ESS, également candidate dans le 9e arrondissement.

« La Ville a investi 7 millions d'euros, sous la forme de contrats aidés pour des projets d'insertion et des subventions. Notre action a pris de l'ampleur. Nous finançons des intermédiaires comme l'ADIE, à hauteur de 1,8 M, par le biais d'allocations, via un dispositif dédié aux jeunes, Paris Initiative Entreprise (1,8 M en six ans), qui délivre des prêts à des entrepreneurs, et la Boutique de gestion de Paris (2,2 M) dans l'accompagnement de créateurs d'entreprise (pour la gestion comptable et fiscale).»

À côté des sociétés coopératives et des mutuelles, la Ville vient également en appui de 34 entreprises d'insertion (comme la boulangerie «Farinez'vous») et de onze régies de quartier qui, depuis les années 1970, créent du lien social là où elles sont implantées (notamment à Paris centre, mais aussi dans les quartiers Saint-Blaise ou des Amandiers, dans le 20e), en employant 330 personnes démunies, habitant dans le voisinage, à qui l'on confie, moyennant salaire, des travaux comme l'entretien d'espaces verts, du bricolage ou des réparations.Mais, au-delà de ces initiatives qui s'inscrivent dans le champ «classique» de la solidarité et de la co opération, un nouvel entrepreneuriat social a émergé il y a cinq ou six ans.

De plus en plus de jeunes diplômés, sortis des grandes écoles, ont commencé à exprimer le souhait de faire du business autrement. L'Essec a été la première à instaurer la chaire d'entrepreneuriat social en France. En 2008, HEC a suivi, sous l'égide du Prix Nobel de la paix 2006, Muham-mad Yunus, avec le soutien de Danone. Depuis, la vogue atteint l'ensemble des établissements de l'enseignement supérieur. De l'avis de l'économiste Philippe Askenazy, cet engouement est un aveu d'échec.

Dans l'étude « L'ESS, terra incognita des économistes? », réalisée par la Revue internationale de l'économie sociale (Recma n°328, avril 2013), il argumente ainsi aux côtés de 23 autres économistes: «Nous sommes confrontés aujourd'hui à une crise morale du capitalisme. Cette question n'a absolument pas été traitée par les gouvernements. Cela ouvre une place pour qui peut porter une alternative à la logique du marché classique, pour qui porte un message de solidarité, de moindre voracité, au sein de l'entreprise, d'une part, mais aussi au-delà, vis-à-vis de l'usager, du client.» Michel Henochsberg conforte son propos.

«L'ESS "rend service" au système […], mais en même temps elle est porteuse d'une exemplarité dangereuse pour le capitalisme, en montrant clairement que l'on peut développer la coopération au travail et poursuivre des objectifs sociaux et solidaires, tout en respectant l'équilibre financier.»

L'ESS deviendrait-elle inquiétante? Non, pas vraiment. Dès lors qu'on ne l'ignore pas. Elle oblige les groupes à intégrer ses principes dans leur modèle. Comment faire? Les représentants du CAC 40 multiplient les rencontres avec les acteurs de l'ESS. Il y a encore cinq ans, les uns et les autres se toisaient, n'ayant que mépris pour leurs activités respectives.

Aujourd'hui, ils recherchent les conditions d'un dialogue. Que ce soit dans des manifestations comme le LH Forum, à l'initiative de Jacques Attali et de PlaNet Finance au Havre (4000 participants), ou au Parlement des entrepreneurs d'avenir qui s'est tenu le 5 novembre, au Conseil économique et social, des figures comme Martin Bouygues (l'un des plus jeunes patrons du CAC40) et Gérard Mestrallet , président du groupe GDF Suez, se pressent pour échanger et comprendre les pratiques de ceux qu'on appelait, il y a encore quelques mois, des néo-romantiques.

Relever les défis sociétaux

Preuve concrète d'un intérêt sincère? Au palais Brongniart, le Centre de co-création social & de business européen, initié par Ashoka en début d'année, propose un lieu neutre aux différents acteurs de l'économie, pour concevoir ensemble des projets capables de relever les enjeux sociétaux.

Comme le souligne Arnaud Mourot, « L'objectif est de transformer les industries en profondeur. Les alliances entre les industriels, les pouvoirs publics et les entrepreneurs sociaux sont bénéfiques pour tous. D'un côté, les groupes privés y trouvent un nouveau relais de croissance, un laboratoire d'innovation et une source de motivation pour les collaborateurs, en quête de sens, tout en donnant vie à des idées qui sont autant d'opportunités de développement. De l'autre, les entrepreneurs sociaux démultiplient leur impact et accèdent à de nouvelles compétences qui les aident à créer de nouveaux revenus, tandis que les pouvoirs publics soutiennent des projets efficients pour mieux servir les usagers.»

Tout le monde en sortirait donc gagnant? Probable. Selon l'étude réalisée par Mc Kinsey, en généralisant, au niveau national, le modèle de dix entreprises sociales innovantes du réseau Ashoka, l'économie potentielle pour les collectivités s'élèverait à 5 milliards d'euros par an, soit 50 milliards d'euros en dix ans. Comment passer à côté d'une telle manne? Personne ne peut s'offrir le luxe de détourner le regard. L'ESS n'a pas fini de faire parler d'elle.

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