Tunis et Le Caire suivent bien une trajectoire révolutionnaire

Par Abdelwahab Meddeb  |   |  576  mots
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Par Abdelwahab Meddeb, auteur du « Printemps de Tunis », Albin Michel, 2011

Je me méfie de la théorie du complot. C'est une hypothèse empoisonnée. Après le 11 septembre 2001, on avait alors cherché à disculper les agents d'al-Qaida inspirés par Ben Laden. On avait poussé le cynisme jusqu'à attribuer la destruction des Twin Towers aux forces occultes gardiennes de l'Empire américain. Et voilà qu'on nous ressort cette théorie à propos des révolutions arabes. Ces événements exaltants qui ont transfiguré ceux qui les ont vécus ne seraient que complots militaires bénis par la CIA, sinon le Pentagone et même le département d'État ou la Maison-Blanche !

Or, je certifie que Révolution a bien eu lieu en ce « printemps arabe » survenu en plein hiver. Les événements qu'ont vécus la Tunisie et l'Égypte, depuis l'immolation par le feu de Bouazizi le 17 décembre, suivent intégralement la trajectoire de la dramaturgie révolutionnaire.

D'abord, comme toute révolution, c'est arrivé par surprise, à l'instar de 1789 ou de 1989. La première séquence est euphorique. Le peuple déguste la liberté dont il était dépossédé depuis toujours. Mais il découvre que le chemin est long de la liberté naturelle à la liberté civile. Ensuite, le vide. C'est la phase transitoire dans laquelle se manifeste la vacance du pouvoir. La société entame un débat intense sur elle-même. Elle met à nu ses problèmes, ses contentieux, elle trace ses perspectives. Tout cet échange se passe dans l'excès, où alternent raison et passion. Le corps social frôle ses démons, joue avec le feu, oscille entre menace et promesse. L'insécurité et la terreur guettent. Et pourtant le désir de refondation court son chemin vers l'élection d'une assemblée constituante. Et ce sera les premières élections libres dans l'histoire de ces peuples.

C'est à cette dramaturgie révolutionnaire que l'on assiste depuis maintenant cinq mois. Les protagonistes en sont des peuples qui désirent passer de la servitude à l'affranchissement, de la dictature à la démocratie.

 

Quel a été le rôle de l'armée dans ce processus ? En Tunisie et en Égypte, il a été décisif par sa neutralité, sinon son soutien au mouvement populaire. Pour la Tunisie, l'analogie est celle de l'armée portugaise lors de la révolution des ?illets. L'armée y est civique, républicaine, par nature non hégémonique. Elle a été à la hauteur des principes qui ont présidé à sa fondation par l'État postcolonial bourguibien. Tandis qu'en Égypte, l'armée est autrement plus forte et plus structurante. Depuis les années 1950, elle a été au centre de la politique et du développement comme l'avaient conçue Nasser et ses compagnons les « officiers libres ». À l'instar de la Turquie d'avant Erdogan, l'armée est la gardienne des lignes rouges à ne pas franchir par les islamistes. C'est probablement ce rapport de force qui a été apprécié puis soutenu par les États-Unis dans le cadre de leur stratégie géopolitique proche-orientale. Faut-il assimiler cette procédure à un complot déguisé en révolution ?

Complot ou pas, la révolution est en train de se faire, de se vivre, dans l'euphorie de la reconquête de soi mais aussi dans l'angoisse que suscite l'incertitude provoquée par la concurrence du meilleur et du pire, entre la sagesse et la malignité du mal qui logent dans l'humain. En tout état de cause, rien ne sera comme avant.