Egypte : "Une situation similaire à celle de la Syrie apparaît peu probable"

Par Propos recueillis par Marina Torre  |   |  1249  mots
Jane Kinninmont. DR
Jane Kinninmont, spécialiste du Moyen Orient à l'institut des relations internationales de Chatham House, analyse les ressorts de la révolte en Egypte qui a mené à la mise à l'écart du président Mohamed Morsi par l'armée, et ouvert une période d'incertitudes et d'instabilité pour le pays.

Les événements se précipitent en Egypte. Après la prise en main du pouvoir par l'armée, la chute de Mohammed Morsi, les affrontements entre partisans et opposants au régime déchu tournent au bain de sang. Au Caire, les services d'urgences dénombrent 51 morts ce 8 juillet. Pendant ce temps, les Frères musulmans appellent au soulèvement. Dans ce contexte, difficile d'analyser "à chaud" l'emballement de la situation et ses causes économiques sans paraître trivial. Pourtant, entre pauvreté, inflation et crise financière, ces enjeux économiques existent bien. Jane Kinninmont, spécialiste du Moyen Orient et chercheuse à l'institut d'études des relations internationales de Chatham House, leur apporte son éclairage ainsi que ses prévisions sur les risques désormais encourus par le pays.

La Tribune : Dans quelle mesure la pauvreté est-elle la cause des récentes manifestations en Egypte?
Jane Kinninmont : L'insatisfaction due à la situation économique constitue l'un des griefs des manifestants. Et ce aussi bien cette année qu'en 2011. Mais ce n'est pas la seule doléance - il y a une frustration bien plus large à l'égard des réformes culturelles, religieuses et politiques des Frères musulmans. Il est impossible de connaître le poids exact de la pauvreté comme facteur d'explication de ce mouvement dans la mesure où elle tend à pousser à la révolte quand les gens pensent qu'elle est le produit d'une injustice. Les manifestants eux-mêmes citent le plus souvent une combinaison de revendications politiques et économiques. Bien sûr, l'opposition à Morsi a pointé parmi ses échecs la mauvaise gestion de l'économie. Même si c'est sans doute un peu exagéré, puisque l'on ne peut pas lui attribuer tous les problèmes économiques apparus après la révolution. Ses gouvernements ont inclus divers technocrates, et pas seulement Frères, aux postes chargés de l'économie. Les pénuries de carburant, qui se sont aggravées récemment, semblent aussi avoir accru la colère de la rue.

Comment analysez-vous cette nouvelle vague de protestations ?
Les troubles sont devenus quasi habituels en Egypte, mais ces manifestations et ces affrontements rassemblent davantage de monde qu'en 2011. Le succès des protestataires qui ont réussi à renverser le président est de nature à inciter les gens à descendre à nouveau dans la rue à l'avenir. Le message envoyé étant que les manifestations peuvent être efficaces, et parfois même encore plus efficaces que des élections.

Les manifestations de 2011 trouvent leurs racines à Mahalla, ville industrielle, spécialisée dans le textile et située dans le delta du Nil. De nouvelles protestations y ont eu lieu récemment. Sont-elles symptomatiques de la situation du pays ?
Cela fait des années que des protestations ont lieu à Mahalla. L'un des groupes de jeunes qui ont lancé le soulèvement de janvier 2011, le mouvement du "6-avril", a été baptisé d'après la date de l'une des plus grandes grèves ayant eu lieu dans la ville, en 2008. Les ouvriers du textile ont été particulièrement frappés par la libéralisation de l'économie. D'autant plus que, bien que l'Egypte soit un pays pauvre, il doit lutter contre la concurrence de producteurs encore moins chers, situés en Asie.

Peut-on s'attendre à de nouvelles grèves générales ?
Il existe une forte tradition d'activisme syndical en Egypte, mais sous Moubarak, seule la fédération approuvée par le gouvernement était autorisée, et cet organisme officiel était plutôt faible. Bien d'autres syndicats existaient, mais ils étaient fragmentés, leur légalité était niée et ils se concentraient souvent sur des revendications très locales au sujet du salaire ou des conditions de travail. Le mouvement syndical né depuis la révolution est plutôt critique à l'égard des Frères et a soutenu l'éviction de Morsi. Des grèves importantes contre le gouvernement de transition sont donc peu probables. Mais si l'armée n'était pas intervenue pour renverser Morsi, il aurait été fascinant de pouvoir observer si le vrai pouvoir populaire, à travers une contestation soutenue, la désobéissance civile et la grève, aurait pu obtenir à la chute du gouvernement. Mais puisque les militaires ont agit très vite, nous ne saurons jamais.

Mohammed Morsi était réticent à appliquer les réformes exigées par le FMI pour lui accorder 4,8 milliards de dollars d'aide, notamment des réductions de subvention et des hausses d'impôts. Un gouvernement de transition serait-il plus libre de les imposer ?
Il en allait de même pour Moubarak, qui a reporté à plusieurs reprises des programmes de réductions des subventions au carburant et à l'alimentation parce qu'il craignait des manifestations. A l'arrivée du premier gouvernement post-révolution, ses membres étaient persuadés d'être davantage en mesure de mettre en ?uvre des réformes car ils disposaient de la légitimité révolutionnaire et de la confiance de la population. Mais cette confiance s'est très vite effritée. Il semble probable que le gouvernement de transition sera une large coalition. Celle-ci aura sans doute du mal à prendre des décisions difficiles. D'ailleurs, on voit déjà que les différentes composantes de l'opposition ne parviennent pas à se mettre d'accord sur la nomination d'un président ou d'un premier ministre. [A ce poste, le prix Nobel de la Paix et ex-directeur de l'AEIA Mohammed el-Baradei a d'abord été cité avant qu'un économiste, Ziad Bahaa Eldin, ne soit désigné ndlr].  Tout gouvernement en place pour une courte période sera tenté de s'en tenir à une politique populiste. Mais, dans le même temps, tous les économistes savent que les subventions, en particulier au carburant, doivent être révisées de toute urgence.

Est-il vraiment nécessaire de réduire ces subventions ?
Le système de subvention actuel est très corrompu et doit impérativement être remanié. Le problème n'est pas tant que le gouvernement dépense une fortune dans ce système, mais qu'une grande part de l'argent dépensé va dans les poches des trafiquants de pétrole et de blé. Toutefois, il y a de nombreuses options qui n'impliquent pas forcément de réduire les subventions pour les plus pauvres. Dans le cas du carburant, les subsides accordés à l'industrie pourraient être réduits. Et les Frères ont tenté de réformer le système des subventions au blé pour lutter contre la corruption et les dépenses inutiles.

Compte tenu de la radicalisation des mouvements, la situation risque-t-elle de se muer en une guerre civile, comme en Syrie ?
La polarisation politique que le pays connaît est très dangereuse et les risques sont élevés. Mais je ne crois pas qu'une situation similaire à celle de la Syrie soit probable, car je pense que les militaires seront bien plus mordérés, en partie parce qu'ils dépendent des aides américaines. Et que les Etats-Unis ne sont pas aussi permissifs au sujet des effusions de sang de la part de ses alliés arabes que ne l'a été la Russie. Il reste des questions à propos de la future stratégie des Frères Musulmans. Plus spécifiquement : vont-ils continuer de clamer leur légitimité démocratique ou bien seront-ils tentés d'utiliser la force ? Pour l'heure, cette dernière option ne serait pas une option réaliste dans la mesure où l'armée à le monopole virtuel de la force. On peut cependant voir quelques groupuscules se lancer dans des activités terroristes, surtout dans le Sinaï.