Pourquoi Istanbul, mégapole eurasienne, est saisie par la folie des grandeurs ?

Par Elisa Perrigeur, à Istanbul  |   |  1063  mots
Le Marmaray, réseau ferroviaire souterrain de 76,3 km qui reliera les rives asiatique et européenne du Bosphore, a coûté 5 milliards de dollars. / DR
Si la ville n'a pas obtenu l'organisation des Jeux olympiques pour 2020 (au profit de Tokyo), elle n'arrête pas pour autant ses mégaprojets : la construction du plus grand aéroport du monde, d'un réseau ferroviaire souterrain de 76 km, d'un troisième pont enjambant le Bosphore, le creusement d'un canal doublant le détroit côté Europe...

Aux côtés des imposantes mosquées et drapeaux rouges, les grues et les gratte-ciel en chantier redessinent l'horizon d'Istanbul. Alors qu'il y a à peine quarante ans la mégapole surnommée la « Sublime Porte » entre l'Europe et l'Asie recensait 2 millions d'habitants, elle en compte aujourd'hui quelque 15 millions.

Ces quatre dernières années, 1,15 million de personnes ont encore débarqué dans la ville, attirées par le dynamisme et le développement de l'agglomération portés par la croissance du pays (62,57 % cumulés de 2002 à 2012). La Turquie, aujourd'hui au 17e rang mondial en termes de PIB, veut en effet faire d'Istanbul la vitrine de son essor.

Les "projets fous" d'Erdogan

Alors d'est en ouest des deux rives scindées par le détroit du Bosphore, Istanbul prospère, grossit, se redessine et prend ses aises. Des quartiers d'affaires et résidentiels, des centres commerciaux et des mosquées fleurissent. Partout, les chantiers témoignent de la folie des grandeurs du Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, qui fut également maire de la mégapole de 1994 à 1998.

Aussi, à quelques mois des échéances électorales (locales en mars et présidentielle en août 2014), Erdogan se délecte-t-il en évoquant tous ces « projets fous » toujours plus imposants, toujours plus coûteux.

Le chef de l'AKP (Parti de la justice et du développement) entrevoit l'achèvement du lifting d'Istanbul en 2023, date clé qui marquera le centenaire de la République turque. D'ici là, le pays affiche des objectifs audacieux : entrer dans le gotha des dix plus importantes économies au monde, avec un PIB de 2.000 milliards de dollars, un PIB par habitant de 25.000 dollars et des exportations s'élevant à 500 milliards. C'est d'abord autour du scintillant Bosphore que naissent les grandes infrastructures.

Comme le relève Yoann Morvan, chercheur à l'Institut français des études anatoliennes (IEFA), ce canal, « pourtant à l'origine de la création de l'ancienne Constantinople [...], est aussi un obstacle gênant pour la circulation intraurbaine ».

Chaque jour, plus de 2 millions de personnes traversent le détroit pour passer d'Asie en Europe et vice versa. Le 29 octobre prochain, l'un des « mégaprojets » destiné à désengorger ce trafic sera opérationnel.

L'ambitieux Marmaray, plan d'extension et de rénovation d'un réseau ferroviaire souterrain de 76,3 km qui reliera les deux rives, dont une partie (13,5 km) sous le Bosphore, aura nécessité près de 5 milliards de dollars. Selon ses différents contributeurs (japonais, turcs, français et coréen), le Marmaray devrait ainsi capter 27% des passages (3,6% à l'heure actuelle), allégeant d'autant l'intense circulation routière.

33 milliards d'euros pour le plus grand aéroport mondial

C'est également l'objectif du « troisième pont », passerelle ferroviaire et routière de 1,2 km - le neuvième plus long pont suspendu du monde - qui sera construit d'ici deux ans au nord du Bosphore. Construit et exploité par le turco-italien Içtas-Astaldi, pour 2,3 milliards d'euros, ce nouveau pont entre Asie et Europe connectera une future autoroute de 260 km.

Enfin, projet encore plus fou, un canal devrait être creusé d'ici à 2023, parallèle au Bosphore, sur la rive européenne. Voué à alléger le transport maritime - près de 50.000 navires par an sur le détroit - le coût de ce corridor de 50 km de long et de 150 mètres de large est estimé entre 10 et 20 milliards de dollars.

Chaque jour, des centaines d'avions survolent la mégapole. Ces cinq dernières années, la croissance du trafic moyen des deux aéroports d'Istanbul s'est envolée à 14% par an ! « L'aéroport international Atatürk d'Istanbul atteint ses limites avec 45 millions de passagers en 2012 », précise Seyfettin Gürsel, économiste et professeur à l'université de Bahçesehir.

Les autorités ont donc décidé de bâtir le plus grand aéroport du monde d'ici à 2018. Objectif : accueillir, à terme, 150 millions de passagers par an, soit deux fois plus que Roissy. Un projet piloté par un consortium d'entreprises turques pour environ 33 milliards d'euros, soit la plus grande infrastructure jamais financée en Turquie.

Doté de six pistes, le mastodonte s'étalera sur 7.500 hectares, au nord de la partie européenne de la mégapole. À comparer aux 1900 hectares occupés aujourd'hui par le plus grand aéroport du monde, celui d'Atlanta.

600.000 devraient être abattus

Ces méga-projets garantissent-ils pour autant des lendemains qui chantent ? Le chercheur Yoann Morvan met en garde :

« De nombreux projets se réaliseront dans le nord de l'agglomération, visant à étendre toujours plus Istanbul. Cependant, une solution aurait été de rapprocher le troisième pont de la nappe urbaine existante pour éviter cet étalement prédateur et préserver une ceinture verte. La casse environnementale, mais aussi sociale, sera vraisemblablement énorme. »

La mégapole est effectivement entourée d'une forêt qui s'étend sur 50 à 60% du territoire d'Istanbul. Pour l'aéroport, près de 600.000 arbres devraient être abattus et 2 millions déplacés. Il faudra aussi remuer des millions de mètres cubes de terre pour creuser le « Kanal Istanbul ».

Le risque d'une croissance insuffisante

« Auparavant, les groupes turcs empruntaient sur les marchés internationaux, mais dorénavant trouver les financements sera difficile, en raison du changement de politique de la Réserve fédérale américaine », s'inquiète Soli Özel, économiste et conseiller à la Tusiad, association des industriels et hommes d'affaire s turcs.

La perspective d'une fin prochaine de la politique monétaire particulièrement accommodante menée par la Fed a incité en effet nombre d'investisseurs à se retirer des pays émergents, jugés trop risqués, pour se replacer aux États-Unis.

En outre, les manifestations qui se sont déroulées en juin à Istanbul ont montré la fragilité d'une économie émergente, encore très dépendante des capitaux étrangers. La livre turque a chuté de 10 % en trois mois ; entre mai et juillet, la balance des paiements turque a enregistré une fuite de capitaux, évaluée à deux milliards d'euros.

« Les projets dépendent beaucoup de la croissance, à 2,2% en 2012, et à 4% estimés pour 2013. Si elle ralentit au cours des prochaines années, l'aéroport ne sera pas rentable, par exemple. Dans ce schéma, selon nos estimations, il n'atteindra jamais les 150 millions de passagers annuels espérés, mais restera limité à 90 millions », soupire le professeur Seyfettin Gürsel.


>>> Pour en savoir plus :

L'étude de Yoann Morvan, « L'aménagement du grand Istanbul : entre ambition géopolitique mondiale et enjeux fonciers locaux », est en ligne sur www.academia.edu