"Mandela était une sorte de totem"

Par Propos recueillis par Marina Torre  |   |  1177  mots
Que va devenir la nation "Arc-en-ciel" sans "Madiba" ? Copyright Reuters
La disparition de Nelson Mandela, symbole de la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud, marque la fin d'une ère pour cette nation qui se rêvait "Arc-en-ciel". Où en est le pays plus de vingt ans après l'abolition des lois de ségrégation dans le pays le plus riche d'Afrique ? François Lafargue, professeur en géopolitique et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Afrique du Sud, livre son analyse.

Que va devenir la nation "Arc-en-ciel" sans "Madiba"? Avec le décès de Nelson Mandela, une page se tourne pour l'Afrique du Sud. A la fois miné par la violence, toujours freiné par des inégalités raciales et sociale mais membres désigné des BRICS aux côtés du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine et première puissance économique en Afrique, le pays fait face à de nombreux défis. François Lafargue, professeur de géopolitique à l'ESG Paris et spécialiste des pays émergents, décrypte ces enjeux.

Que représentait encore Nelson Mandela pour l'Afrique du Sud ?
Mandela était une sorte de totem. Il n'avait plus d'influence, plus de poids, même moral. Aujourd'hui, il y a plutôt une nostalgie de l'époque où Mandela a été libéré. La majorité des membres de la société croyait en la "nation arc-en-ciel". Il ne faut pas oublier qu'une grande partie de la population est âgée de moins de vingt ans. Elle n'a donc pas vraiment connu Mandela au pouvoir.

Vingt ans après la fin de l'apartheid, comment la société se structure-t-elle et comment cela se traduit-il politiquement ?
Pendant cette période, l'Afrique du Sud n'a pas vécu de grande transformation sociale. La société n'est pas métissée. Les mariages interraciaux sont encore rarissimes. De ce point de vue, l'Afrique du Sud ne ressemble pas au Brésil. Le chômage touche 40% de la population [25% selon des chiffres officiels ndlr], et 60% de la population noire! Cela alimente une frustration. Jacob Zuma, le président sud-africain, commence à être débordé sur sa gauche par des radicaux qui militent pour l'expropriation des blancs, ce qu'avait refusé de faire l'élite noire. Il n'y a pas cependant de quoi l'empêcher d'être réélu l'an prochain.

Il existe aussi une minorité blanche appauvrie, qui représente 20 à 25% des blancs, qui eux-mêmes ne forment que 10% de la population. Et on voit l'émergence de partis trouvant écho chez une bourgeoisie noire ou blanche et qui correspondent plutôt à une réaction d'humeur après l'éviction de l'ancien président Thabo Mbeki. Mais le vote racial n'est pas dépassé.

Quels risques la naissance d'une classe moyenne qui s'endette fait-elle peser sur l'économie ?
Il y a une fièvre de consommation, notamment dans une partie de la population noire qui veut dépenser pour profiter de sa nouvelle richesse et la montrer. Mais ce n'est pas le premier risque. Le rand (la devise sud-africaine. Ndlr) est très volatile, non à cause de craintes de choc du crédit mais parce qu'il connaît de fortes amplitudes en fonction des investissements des grands groupes miniers. L'inflation, très forte jusqu'à 2011, y est aussi pour quelque chose.

L'Afrique du Sud fait-elle vraiment partie des "Brics" ?
C'est une question qui se pose toujours. En intégrant l'Afrique du Sud, l'idée était de s'élargir au continent africain. Si les seuls critères économiques avaient été retenus, l'Indonésie auraient été bien plus légitime. L'Afrique du Sud ne compte que 50 millions d'habitants, rien à avoir avec la Chine ou l'Inde. De même, au niveau économique, elle ne joue pas dans la même catégorie que les autres "Bric". En revanche, il existe une volonté commune de se dégager de l'emprise européenne et américaine. Depuis plusieurs années, l'ANC [African national congress, le parti majoritaire Ndlr] partage des points de vue communs avec la Chine. Par exemple, elle n'a pas condamné la répression de la junte en Birmanie et a soutenu la Libye. En 2011, Kadhafi a ainsi été invité à se réfugier en Afrique du Sud.

Accueillir l'Afrique du Sud au sein des Brics, n'était-ce pas également l'occasion de s'assurer une porte d'entrée sur vers le marché africain ?
Si, les pays émergents ont de nombreux intérêts en Afrique. La Russie dans le secteur nucléaire ou bien l'armement, le Brésil avec les pays lusophones voisins de l'Afrique du Sud. Il s'agit tout de même de la première puissance économique en terme de PIB et de PIB par habitant, devant l'Algérie. Sur le continent, l'Afrique du Sud fait peur. Après la levée de l'embargo au milieu des années 1990, elle a pu investir massivement en Afrique, dans les matières premières mais aussi la banque ou les télécoms. Elle fait peur car elle est plus proche géographiquement et intervient davantage politiquement. Elle intervient souvent en tant que médiatrice dans des conflits, comme en Côte d'Ivoire par exemple, mais cela ne l'empêche pas de prendre parti, en soutenant Laurent Gbagbo.

Quels sont les atouts majeurs de l'économie sud-africaine sur lesquels le pouvoir actuel ne mise pas suffisamment ?
Il y a un grand effort de modernisation à faire, l'Afrique du Sud vit sur sa rente minière. Elle pourrait devenir un grand marché pour l'Europe où le système juridique est plus stable qu'en Russie et la corruption moindre qu'en Chine. La France n'y consacre que 1% de ses exportations. Elle pourrait miser davantage sur l'agroalimentaire, mais ses rendements sont encore trop faibles. Elle pourrait également renforcer son secteur touristique et attirer plus de Latins - de Français -  et d'Asiatiques. Il lui faudrait renforcer ses infrastructures, ses capacités hôtelières et lutter contre la violence.

L'insécurité, est-elle vraiement le premier frein à l'expansion de l'Afrique du Sud ?
Les Sud-africains en parlent en tout cas comme d'un "cancer". On compte chaque année 20.000 meurtres et assassinats. Même si ce ne sont que des chiffres officiels, cela représente tout de même un niveau supérieur au taux américain alors que la population américaine est six fois moins élevé. La situation est si grave que l'on en vient à entendre des familles noires regretter le temps de l'apartheid... Dans le même temps, il existe une forte méfiance envers la police encore assimilée au système répressif de l'apartheid. Il faudrait aussi lutter contre la circulation d'armes, très élevée, et peut-être mettre en place une justice moins clémente après plusieurs années de réconciliation.

L'Afrique du Sud n'est pas non plus à feu et à sang. Comme au Brésil, la violence est circonscrite et la plupart des victimes connaissent leurs agresseurs. Mais elle fait fuir vers le Canada ou l'Australie une élite qui trouve vite du travail car ses membres parlent anglais et trouve à s'employer dans l'industrie minière. Pour autant, la violence n'a pas de conséquence sur les infrastructures. Le sida est le problème numéro un en Afrique du Sud. Il est responsable d'un taux d'absentéisme élevé. Le Sida est en train de miner l'économie.

 

Précision. Cet entretien a été réalisé en juin 2013.

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