L'Union européenne utilise de plus en plus un anglais... mal compris des anglophones

Par Romaric Godin  |   |  1007  mots
Copyright Reuters (Crédits : Photo Reuters)
Les institutions européennes utilisent de plus en plus exclusivement l'anglais comme langue de travail. Mais un rapport publié en mai, qui fait la liste des termes utilisés à tort, pointe surtout l'émergence d'un jargon spécifique à la Commission.

L'Union européenne a beau compter 23 langues officielles (bientôt 24 avec le croate) et trois langues de travail, elle a beau dépenser 1,4 milliard d'euros par an de frais de traduction, l'anglais est bel et bien sur le point de devenir la lingua franca des institutions européennes. La Commission s'en défend, mais elle travaille désormais pratiquement exclusivement en anglais et l'usage des deux autres langues de travail, le français et l'allemand, est limité à la traduction depuis l'anglais des textes bruxellois. A la BCE, les choses sont claires depuis sa création en 1998 : la langue de l'institution est l'anglais, même si les seuls anglophones nés de la zone euro sont les 4,7 millions d'Irlandais sur un total de 330 millions d'habitants !

Shakespeare n'est pas fonctionnaire européen

Pour autant, quel anglais parle-t-on dans les institutions européennes ? Pas celui de Shakespeare si l'on en croit un rapport datée de début mai par la court européenne d'audit et intitulé « brève liste des termes anglais mal usités dans les publications de l'Union européenne. » « Au fil des ans, les institutions européennes ont développé un vocabulaire qui diffère de toutes les formes reconnues d'anglais », annonce le rapport dans son introduction. Au point que cet « anglais de l'UE » inclut des mots qui n'existe pas ou qui sont assez inconnus aux anglophones en dehors de ces institutions.

Le risque du développement d'une langue en soi

Selon l'auteur de ce rapport, les collaborateurs des institutions européennes se soucient assez peu de la justesse lexicale de leur anglais à partir du moment où ils sont compris en interne. Mais, comme le rappelle le rapport « il se peut qu'il soit plus aisé de communiquer avec ces termes qu'avec les termes corrects en interne, mais les institutions européennes doivent aussi communiquer avec le monde extérieur. » En d'autres termes, le rapporteur s'inquiète du développement d'une sorte de « jargon eurocrate » issu de l'anglais au sein de l'UE. Un jargon qui, non content de n'être pas compris par une grande partie de la population de l'Union européenne, ne le serait pas davantage par les anglophones européens. Ce serait une sorte de langue en vase-clos, vivante uniquement dans l'administration européenne comme pouvait l'être jadis la katharévoussa, la langue officielle de la Grèce jusqu'en 1974 qui n'était comprise que des classes dirigeantes. On le voit, la question linguistique n'est pas forcément aussi accessoire qu'il peut y paraître.

Au risque de l'incompréhension

Le rapport fait ensuite la liste non exhaustive sur 58 pages de ces mauvais usages. Il est piquant de remarquer que beaucoup de ces fautes relèvent en réalité de gallicismes ou de germanismes. La langue anglaise, qui relève à la fois du germanique et du roman de par l'influence de l'ancien français, se prête particulièrement bien à ces mauvais usages de la part de fonctionnaires polyglottes. On peut ainsi relever l'usage intensif du verbe « to assist at » pour « assister à », terme qui, sans être faux, est extrêmement archaïque en anglais courant qui préfère « to attend. » De son côté, « to precise » n'existe pas en anglais, malgré son large emploi dans l'anglais de l'UE. De même, les Eurocrates ne lésinent pas sur l'usage du terme « axis » au sens français « d'axe stratégique. » Or, relève le rapport en anglais, cet usage n'existe pas : « axis » est un axe physique ou l'alliance entre Hitler et Mussolini. « Ce terme est particulièrement malheureux au pluriel, souligne le rapport, parce qu'il peut être confondu avec le pluriel de « axe » (hache). »

Des calques dangereux

Le rapport cite un autre exemple frappant et complexe : celui de « to foreseen » largement utilisé au sens de ses calques allemands (vorsehen) ou français (prévoir) alors qu'en anglais courant, il n'est surtout utilisé que pour évoquer des prédictions de voyants ou de devins. C'est une prévision qui n'est pas toujours basée sur des faits, et donne ainsi de l'incertitude sur le résultat de la prévision. Ce verbe n'est, en tout cas, jamais, utilisé comme en français au sens de « fourni » (dans « un déjeuner est prévu », par exemple). « La politique la plus sûre concernant ce terme est de l'éviter », résume le rapport.

Risque de contresens

Parfois, ces calques peuvent conduire à de vrais contresens. Ainsi, la législation européenne utilise beaucoup « to dispose of » pour « disposer de » au sens français « d'avoir », sens qui n'existe pas en anglais où ce verbe veut dire « se débarrasser de. » La phrase : « the managing authority disposes of the data regarding participants » ne signifie donc pas que l'autorité compétente a les données concernant les participants », mais au contraire qu'elle les a supprimées ! De même « third country » ne signifie pas « pays tiers », sens dans lequel il est utilisé à Bruxelles, mais « troisième pays. » Enfin, l'usage « d'anglo-saxon » pour désigner les pays anglophones est souvent utilisé dans la législation européenne. En bon anglais, ce terme désigne au mieux les peuples qui, au Ve siècle, ont envahi les îles britanniques et, au pire, dans son usage américain, les Blancs, les fameux « Wasps » (White Anglo-Saxon Protestants). En dehors de son usage historique, ce terme a, précise le rapport, « une connotation négative et doit être évité. » Le rapport relève aussi quelques usages grammaticaux propres à l'UE comme l'usage intensif de la préposition « of » pour à peu près toutes les autres. Usage qui, là aussi, peut prêter à confusion.

Au moment où la France vient, par la loi Fioraso, d'accepter l'usage de l'anglais dans l'enseignement supérieur, ce rapport nous rappelle que la domination de l'anglais n'est pas aussi simple qu'il y paraît et que les institutions non anglophones qui utilisent la langue de Shakespeare la modifient souvent à leur façon et que cet anglais est souvent influencé à son tour par la langue d'origine des locuteurs. Comme une sorte de revanche silencieuse...