Les fausses leçons des Abenomics pour l'Europe

Par Romaric Godin  |   |  1417  mots
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe lors d'une conférence de presse donnée dans les locaux du Conseil de l'Europe à Bruxelles après la tenue du sommet du G7 de juin dernier. Rien en réalité ne permet de discréditer l'idée d'une relance européenne en brandissant le cas nippon.
La politique économique de Shinzo Abe est devenue l'objet d'un rejet quasi complet en Europe, ce qui justifie le rejet d'une politique de relance monétaire et budgétaire. Mais ce rejet est-il justifié ?

Les mauvais chiffres de l'économie japonaise, retombée en récession au troisième trimestre 2014, avaient conduit plusieurs commentateurs européens, en particulier allemands et français, à entamer le chant de deuil des « Abenomics », ce mélange de politique monétaire et budgétaire très agressives et de « réformes » libérales. Et comme toujours, ce vent de critiques n'était pas dépourvu d'arrière-pensées.

 Allemagne contre Japon

Il s'agissait en réalité de prouver que l'échec de la politique japonaise signait l'irrémédiable échec de toute politique fondée sur l'expansionnisme monétaire et budgétaire. La relance japonaise devenait le chemin à ne pas suivre pour l'Europe qui, en conséquence, se devait de poursuivre sa politique actuelle, celle qui allie la priorité à la consolidation budgétaire accompagnée de très sévères « réformes structurelles. » Bref, Wolfgang Schäuble avec son obsession de la dette aurait raison contre le Premier ministre japonais Shinzo Abe. Dans son « Morning Briefing » du 15 décembre, le directeur de la rédaction du très orthodoxe quotidien allemand Handelsblatt, Gabor Steingart, présentait clairement l'enjeu du succès des Abenomics sous cette forme : « Si cette économie vaudoue réussit, la culture de la stabilité sera à nouveau sous pression. » En Europe, le match est donc clairement celui d'un match Allemagne-Japon.

Et dans ce match, depuis la publication de la baisse de 0,4 % de la croissance japonaise au troisième trimestre, après un recul de 1,2 % au deuxième trimestre, l'Allemagne semble avoir pris l'avantage, du moins en termes médiatiques. Il n'y a plus personne ou presque pour défendre les « Abenomics. » Du coup, la BCE est dans la ligne de mire. On lui reproche de vouloir suivre les pas de la Banque du Japon et de conduire la zone euro là où est le Japon aujourd'hui. Le 13 décembre, l'hebdomadaire Der Spiegel évoquait  un « avertissement pour l'Europe. »

 Les effets de 15 ans de déflation

Toutefois, l'avertissement n'est pas forcément celui qu'on croit. Le Japon et la zone euro ne sont pas dans la même temporalité. L'effort de Shinzo Abe vise à extraire l'Archipel d'une déflation chronique qui dure depuis près de 15 ans. La situation est donc bien différente de l'Europe, où l'on entre progressivement dans une situation semblable. Depuis 15 ans, les entreprises japonaises sont sous la pression de prix faibles, d'un yen fort, d'une absence quasi complète de dynamisme du marché intérieur. L'investissement a été faible. Les ménages ont connu une décennie et demie d'ajustement à la baisse de leurs revenus. Quant aux finances publiques, elles ont également subi le contrecoup de la déflation : un déficit plombé par des recettes en berne et une dette qui, en valeur réelle, n'a cessé de croître...

 L'erreur de la hausse de la TVA

Le tropisme européen voit dans l'inflation le pire des maux, mais on en oublie que la hausse des prix est aussi un stimulant économique (même si, comme pour tous les fortifiants, il ne faut pas en abuser). A l'inverse, la déflation assèche le tissu économique, le nécrose et l'affaiblit. Elle réduit donc l'efficacité des politiques économiques. C'est pourquoi il est plus aisé de sortir de l'inflation que de la déflation et le Japon éprouve la réalité de cette vérité. On ne peut donc attendre qu'une redynamisation progressive de l'économie par les Abenomics en deux ans. Il est donc trop tôt pour juger du succès ou non de ces politiques. La fin de la déflation a été une première étape, mais la reconstitution des marges est progressive et la transmission aux ménages va prendre du temps. Les salaires réels continuent donc de baisser. Voilà pourquoi la hausse de la TVA (décision qui a été prise avant le lancement des Abenomics ) était une erreur : elle a cassé la reprise progressive de la consommation.

C'est donc bien la volonté précoce d'entamer la consolidation budgétaire qui a cassé le dynamisme des Abenomics. Shinzo Abe l'a compris en repoussant à octobre 2015 voire à plus tard la prochaine hausse de la TVA. L'échec des Abenomics dénoncé par ses critiques n'est donc pas celui de la relance, mais celui de l'incohérence dans cette relance. C'est celui d'une volonté de réduire le déficit à un mauvais moment, autrement dit d'une tentative « d'européaniser » la politique japonaise. Le Japon est donc un malade convalescent. S'il est malmené, il rechute.

Les effets du ralentissement chinois

L'autre raison de l'affaiblissement de l'économie japonaise, c'est le ralentissement chinois qui a freiné les exportations, notamment au deuxième trimestre. Le Japon dépend beaucoup de la croissance du géant voisin. Et si cette dernière ralentit, c'est aussi parce que la zone euro manque de dynamisme. En d'autres termes, l'austérité européenne et ses conséquences ont eu des répercussions en Extrême-Orient, et Shinzo Abe ne peut créer la demande extérieure ! Si Wolfgang Schäuble continue à imposer l'ajustement en zone euro, la croissance mondiale continuera d'en pâtir et, Abenomics ou pas, le Japon, très dépendant de ses exportations, ne pourra pas se redresser.

 Un avertissement pour l'Europe, mais pas celui qu'on croit

Enfin, le cas japonais ne peut être un contre-exemple pour la zone euro parce qu'il repose sur une situation démographique très particulière qui modifie les effets d'une relance. Bref, rien en réalité ne permet de discréditer l'idée d'une relance européenne en brandissant le cas nippon. Au contraire, l'enjeu pour l'Europe est d'éviter de se retrouver, dans 15 ans, dans la situation actuelle de l'Archipel, avec moins de matelas de sécurité (chômage et dette plus élevés que le Japon des années 1990, dette détenue majoritairement par des non-résidents, etc.). Pour cela, l'usage d'une stratégie proche des Abenomics dès maintenant semble plus que jamais pertinente. C'est celle qui avait été proposée par Mario Draghi, le 25 août : accompagner la politique monétaire d'une relance et de « réformes structurelles. » Le maintien du carcan budgétaire européen incarné par les règlements Two-Pack et Six-Pack et le pacte budgétaire ne conduira qu'à maintenir la zone euro dans cette stagnation déflationniste où elle s'enfonce progressivement. Et contrairement à ce que pense le bon sens grossier de certains observateurs, c'est là la meilleure méthode pour faire exploser le poids de la dette publique ! Le Japon est donc un avertissement pour l'Europe, mais pas dans le sens où on l'entend habituellement : c'est au contraire une invitation à agir.

 Une politique économique européenne plus efficace que celle du Japon ?

Si les Abenomics ne sont pas le succès immédiat escompté par beaucoup, une chose est pourtant certaine : la politique européenne actuelle ne brille pas par son efficacité. En refusant toute idée d'une vraie relance, les dirigeants européens - sous la pression allemande - maintiennent la demande intérieure sous pression et tentent de ne s'appuyer que sur deux des trois flèches de Shinzo Abe : l'expansion monétaire et les « réformes structurelles. » Or, ces deux flèches risquent de se révéler inefficaces et, pire, nocives.

En effet, en l'absence de perspectives concernant la demande, ces « réformes » ne pourraient conduire qu'à des ajustements à la baisse de l'emploi et des prix. Surtout si, parallèlement, on maintient la pression sur les budgets. Quant à la politique monétaire expansionniste dans laquelle Mario Draghi semble désormais prêt à s'engager, elle risque bien d'être aussi inutile. Sans débouché de demande, les entreprises n'ont pas besoin de crédits et les banques n'ont pas envie de prendre des risques en prêtant. Les milliards créés par les banques centrales n'alimentent pas alors l'économie mais des bulles. C'est particulièrement vrai en Europe, où la transmission de la politique monétaire passe par les banques. L'échec désormais consommé du TLTRO, ce mécanisme de prêt à long terme de la BCE aux banques, prouve qu'il est impossible de s'appuyer sur ce canal de transmission pour sauver l'économie européenne. Là encore, seule une relance peut redonner de la perspective aux entreprises et décider le secteur bancaire à investir les fonds de la banque centrale à disposition dans l'économie. Il est fâcheux qu'un mauvais exemple, celui du Japon, éloigne encore sa possibilité.