Le stress au travail, bientôt décrété enjeu de santé publique ?

Par Sophie Péters  |   |  1151  mots
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La prévention des risques psychosociaux au travail doit désormais devenir un enjeu majeur de santé publique, estime le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans un avis adopté mardi. Il souligne le retard pris par les entreprises et préconise notamment d'étudier l'impact des restructurations en amont.

La crise ne fait pas que des ravages financiers. On la voit à l'oeuvre sur le plan de l'emploi avec la recrudescence du nombre de chômeurs en France. Elle fait aussi à bas bruit son lit dans l'univers du travail : stress chronique, harcèlement, agressions et violences externes, syndrôme d'épuisement professionnel et suicides au travail. Autant de symptômes classés désormais sous le terme de Risques Psycho-sociaux ou RPS pour les plus initiés.

"Phénomène multiforme et plurifactoriel, ces risques demeurent difficiles à identifier alors même qu'ils sont très présents dans le monde du travail et qu'ils constituent, à ce titre, un enjeu majeur de santé publique", estime Sylvie Brunet, rapporteuse des travaux du CESE.

62% des salariés ressentent un niveau de stress élevé

De fait, un sondage Ifop réalisé en 2010 avait déjà noté que 62% des salariés ressentent un niveau de stress élevé et trois personnes sur dix estiment que leur travail est susceptible de leur causer de graves problèmes psychologiques. Cinq ans après l'Accord national interprofessionnel sur le stress au travail de 2008 puis, en 2009, le plan d'urgence sur la prévention du stress en France, le rapport du CESE dénonce leur manque d'effets et le retard pris par les entreprises dans le domaine de la qualité de vie au travail.

Selon le projet d'avis, adopté le 14 mai, par les membres du CESE avec 98 voix pour et 67 abstentions, "le contexte économique n'a fait qu'amplifier" les risques psychosociaux. Or, relève Sylvie Brunet, "l'impact des troubles psychosociaux sur notre compétitivité économique est encore largement sous-estimé" et les mesures prises jusqu'à présent "tardent à produire leurs effets et demeurent insuffisantes".

"Rendre obligatoire la réalisation d'une étude d'impact sur le plan organisationnel et humain"

En cause, une méconnaissance encore trop grande de ces risques, tant au niveau national qu'au niveau de l'entreprise, souligne le rapport qui préconise un renforcement du document unique d'évaluation des risques (DUER). Le CESE liste ainsi une série de recommandations et plaide notamment pour un renfort de la prévention "en amont des restructurations ou réorganisations, en rendant obligatoire la réalisation d'une étude d'impact sur le plan organisationnel et humain". Le texte relève que certaines entreprises le font, mais souligne que la pratique reste "très confidentielle".

"Les entreprises vont souvent trop vite dans leurs décisions de changement et leur mise en oeuvre, ajoute Sylvie Brunet. Parfois il suffirait de mieux s'interroger en amont sur les conséquences pour les salariés pour éviter par la suite bon nombre de problèmes à régler". Lapalice n'aurait pas dit mieux. Preuve que le système managérial en vigueur atteint parfois au paroxysme de l'absurdité.

L'ouverture d'un débat sur le sens du travail et sa finalité est essentiel

Si cette reconnaissance très officielle de la souffrance au travail est en soi une bonne nouvelle, il est regrettable qu'une fois de plus on réclame des outils et des données statistiques qui confinent le phénomène dans des actions évaluatives et épidémiologiques. Non seulement les entreprises ont rarement le personnel qualifié pour mener à bien ce type d'exploration éminemment psychologique mais surtout on passe ainsi sous silence l'ouverture d'un débat essentiel sur le sens du travail et sa finalité.

Seule tentative dans ce sens : le CESE propose de réactiver le droit d'expression des salariés au travers d'un quota d'heure dont chacun disposerait pour débattre de son travail avec ses collègues et/ou l'encadrement, ou encore pour participer à l'élaboration du DUER. Mais, là encore, il s'agit de formaliser ce qui devrait en tout état de cause faire partie d'une relation équilibrée dans le monde du travail : à savoir débattre du travail en toute liberté et dès que nécessaire...c'est-à-dire souvent.

Entre le "il faut" et "j'ai les moyens de"

Rappelons que l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail définit le stress "lorsqu'il y a déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face". Résultat : beaucoup implosent parce qu'ils se trouvent pris en étau entre ce qu'ils pensent qu'il fallait faire et ce qu'ils étaient tenus d'accomplir. Entre le "il faut" et "j'ai les moyens de".

Pour peu que s'y ajoutent une surcharge de travail, des rythmes effrénés, des objectifs contradictoires, des mails à n'en plus finir, une peur du licenciement, ou encore un manque de reconnaissance et un management harcelant... c'est la souffrance assurée et la porte ouverte aux harceleurs de tous bords.

"Les salariés français ne sont pas plus fragiles que les autres. Tout au plus sont-ils très investis dans leur travail. D'où un réel conflit de valeurs dans lequel ils ont le sentiment de ne pas pouvoir faire leur travail comme ils le voudraient. Ce qui est urgent c'est de changer certaines pratiques managériales destructrices", ajoute Françoise Geng qui préside la section du travail et de l'emploi au CESE.

"L'impact des troubles psychosociaux sur notre compétitivité est largement sous-estimée"

La démarche de prévention devrait donc, selon ce rapport, être guidée par "quelques grands principes d'action clairement affichés par les employeurs privés comme publics". Il s'agirait d' "intégrer la santé au travail comme une composante de la stratégie globale de l'employeur", de "promouvoir un dialogue social de qualité autour de la santé et du bien-être au travail", de "privilégier les actions de prévention primaire" et de "repenser le rôle et la formation initiale et continue de l'encadrement". Autrement dit d'ouvrir, dans les formations supérieures, ne serait-ce qu'une initiation aux fonctionnements humains et au rôle du travail.

Car comme le souligne Sylvie Brunet : "l'impact des troubles psychosociaux sur notre compétitivité économique est encore largement sous-estimée. Il est important que les pouvoirs publics s'emparent de ce sujet pour accompagner la sortie de crise. On sait désormais combien la qualité de vie au travail a une réelle incidence sur la performance économique". Il y a bien des comités d'audit des rémunérations dans les grands groupes... Quid d'un comité qualité de vie au travail ?

La perte de sens fait le lit de la souffrance au travail

Mieux : que ce soient les études chiffrées ou celles plus approfondies des psycho-sociologues, on sait aujourd'hui que c'est la perte de sens qui fait le lit de la souffrance au travail, et ce faisant d'une baisse de performance. "Donne à l'homme un pourquoi, il pourra s'accommoder de tous les comment", professait Nietzsche. Jamais cette injonction n'a été aussi essentielle pour résoudre la crise de sens qui secoue le monde du travail et ses salariés.