Mieux vaut être un touriste fiscal qu'un touriste social

Par Florence Autret  |   |  537  mots
On peut apprendre beaucoup en s'asseyant, à l'heure du « midday briefing » dans la salle de presse du sous-sol du Berlaymont. Surtout depuis que Frans Timmermans, la « main droite » du président Juncker, vient y faire des débriefings très politiques des réunions du collège dans un hallucinant déploiement de compétence linguistique. Mais il est aussi parfois très instructif de toucher la réalité par l'autre bout de l'échelle de la virtuosité intellectuelle.

Au guichet d'une administration bruxelloise

L'autre jour, comme justement le premier vice-président de la Commission européenne ne faisait pas d'apparition publique, votre chroniqueuse a profité de l'« heure de table » pour faire un saut au service « étrangers » de sa commune bruxelloise, à quelques stations de métro du coeur du pouvoir européen.

Objectif : déposer un vulgaire formulaire, énième étape de ces procédures administratives auxquelles on ne peut échapper sans courir le risque d'être privé de place de parking, d'école pour les enfants ou du remboursement des frais d'hôpital.

Sur place, une vingtaine de ressortissants européens, congolais, turcs attendaient. Fallait-il prendre deux heures pour confirmer que l'on avait bien un travail... ou bien retourner au bureau pour... le faire ?

Pour échapper au dilemme, je demande aux deux (oui, deux) fonctionnaires qui couvent du regard l'automate à distribuer les tickets (au cas où il prendrait à quelqu'un l'idée de partir avec), mais ne sont pas habilités à apposer de tampon sur mes documents, si les guichets productifs sont ouverts le samedi matin.

Stupéfaction ! « Mais, Madame, il y a des "nocturnes" le mardi et le jeudi »... jusqu'à 18 heures. Et de préciser : « Parce que les étrangers, y'en a qui travaillent. »

Elisabeta Dona, elle, ne travaillait pas.

Le 11 novembre, la Cour de Justice à Luxembourg a donné raison à l'assurance sociale allemande qui refusait de verser à cette Roumaine, et à son fils Florian, des prestations familiales de base (l'allocation pour les femmes élevant seules leur enfant s'élève à 207 euros, la « prestation de base », sorte de RMI, à environ 350 euros, et une aide au logement).

Elle résidait depuis plus de trois mois en Allemagne, ne cherchait pas de travail, n'avait pas de permis de séjour et ne pouvait donc prétendre à l'« égalité de traitement » qui lui aurait donné accès à ces aides.

Pour la Cour, il fallait « éviter que les citoyens de l'Union ressortissant d'autres États membres deviennent une charge déraisonnable pour le système d'assistance sociale » de leur pays d'accueil. Et l'Europe entière de deviser sur les risques du « tourisme social », dont les experts s'empressent d'évaluer les risques, à défaut d'en chiffrer la réalité.

Imaginons que 100.000 Roumaines débarquent demain en Allemagne, se refusent à travailler et demandent le bénéfice de plus ou moins 6.000 euros de prestations par an, il en coûterait 600 millions d'euros à l'assurance sociale allemande. Dont acte.

Retour à la case Berlaymont

Une semaine après le début de l'affaire LuxLeaks, le 12 novembre, le président Juncker fait une apparition pour admettre qu'il est « politiquement responsable » des privilèges accordés par son pays à quelques multinationales, leur permettant de soustraire (pratiquement) à tout impôt des dizaines de milliards d'euros de bénéfices. Le manque à gagner se chiffre en milliards d'euros chaque année. De quoi couvrir un afflux de « touristes sociaux » d'Europe de l'Est digne des grandes invasions.

En attendant que le président Juncker mette de l'ordre dans le tourisme fiscal - ce qui pourrait bien être l'heureuse conclusion de cette délicate affaire -, suggérons qu'un Starbucks à Leipzig embauche Mme Dona en espérant qu'elle puisse se libérer de son travail aux heures d'ouverture du bureau des allocations sociales.