"Nos élites n’aiment pas l’industrie"

Par Propos recueillis par Fabien Piliu  |   |  763  mots
"C'est un gâchis monstre que de retrouver un ingénieur diplômé de l'école derrière un écran à optimiser la gestion des produits d'assurances", explique Laurent Carraro.
Dans un entretien accordé à La Tribune, Laurent Carraro, mathématicien et directeur général des Arts et Métiers ParisTech salue l’initiative de l’industrie du futur. Il estime que les difficultés de l’industrie tricolore relèvent surtout d’un problème culturel.

La Tribune - L'industrie du futur prend progressivement forme. Quels sont le rôle et la place des Arts et Métiers ?

Laurent Carraro - Nous sommes heureux de participer à cette mobilisation générale en faveur de l'industrie de demain. Il était temps que sonne le clairon. Conformément à la tradition historique de l'institution, les Arts et métiers forment des professionnels de l'industrie et sont au service des entreprises des territoires dans lesquels ses campus sont implantés. C'est bien évidemment le cas à Paris, mais aussi à Lille, Bordeaux, Cluny, Angers ...

Une crise des vocations frappe-t-elle les écoles d'ingénieurs et en particulier les Arts et métiers ?

Les écoles de haut niveau sont pleines ! C'est heureux. Mais je tiens à préciser que nos étudiants font trop souvent le choix d'une école d'ingénieurs pour de mauvaises raisons.

C'est-à- dire ?

Plus de la moitié des étudiants qui intègrent les écoles d'ingénieurs n'ont aucune envie de travailler dans l'industrie. Ils intégrent celles-ci pour obtenir un diplôme reconnu car prestigieux pour ensuite intégrer le secteur bancaire, l'assurance... Heureusement pour nous ce phénomène reste marginal aux Arts et Métiers mais c'est un gâchis monstre que de retrouver un ingénieur diplômé de l'école derrière un écran à optimiser la gestion des produits d'assurances. Il est très difficile de lutter contre cette désertion des métiers de l'industrie. C'est bien regrettable.

Les jeunes n'ont donc pas d'appétence pour la technologie ?

La plupart des Instituts universitaires de technologie (IUT) ont du mal à remplir leurs classes. Qui me contredira si je dis que la voie technologie souffre encore de la comparaison avec la filière d'enseignement classique ? Malheureusement, c'est encore et toujours une voie de garage pour nos jeunes. C'est la raison pour laquelle nous avons d'ailleurs mis en place en 2014 une formation de bachelor spécialement dédiée aux bacheliers technologiques, afin de leur offrir de vraies opportunités dans l'une des plus grandes écoles d'ingénieurs de la République.

Est-ce une explication aux difficultés de l'industrie française ?

Je le pense très sincèrement. On peut toujours disserter sur le niveau du coût du travail mais je crois que les difficultés du secteur manufacturier relèvent surtout d'un problème culturel. Les élites n'aiment pas l'industrie parce qu'ils ne la connaissent pas. C'est la raison pour laquelle l'industrie est toujours considérée comme sale, bruyante et polluante. C'est regrettable car c'est une image totalement déformée. Heureusement, avec le développement des nouvelles technologies, l'image de l'industrie auprès des jeunes commence à évoluer favorablement. Il était temps.

Pourtant, les besoins de main-d'œuvre sont importants, notamment pour dessiner l'industrie du futur !

C'est exact. Certes, il faudra toujours des ingénieurs de haut niveau. Mais il faut aussi des techniciens très qualifiés. C'est l'un des objectifs du bachelor dont nous parlions qui permet aux étudiants d'accéder rapidement au marché du travail. Si ces étudiants veulent prolonger leurs études de trois années supplémentaires pour devenir ingénieurs, ils sont les bienvenus !

Que faudrait-il faire pour que la mobilisation que suscite l'industrie du futur ne s'essouffle pas ?

Il faut une véritable prise de conscience de la classe politique et arrêter de se payer de mots. Il faut que les industriels aient de solides relais dans le monde éducatif car c'est dès le collège que l'on peut sensibiliser les jeunes.

Quelles mesures concrètes préconisez-vous ?

Il faudrait commencer par considérer la technologie comme une discipline à part entière, la valoriser comme le font nos amis et concurrents allemands. Précisément, il ne faut pas que l'enseignement de cette discipline s'arrête au collège. C'est absurde. Ensuite, il faut revoir le contenu des programmes et leur pédagogie. Ce n'est pas en décortiquant le fonctionnement d'une machine à coudre que l'on suscitera des vocations.

L'industrie française souffre-t-elle de difficultés de financement ?

Je n'en ai pas l'impression. Mais il reste des blocages structurels. Qui souhaite financer la prise de risque ?

N'est-ce pas le rôle de BPIFRANCE, la banque publique d'investissement ?

BPIFRANCE ne se démarque pas vraiment des banques classiques. Elle rechigne à financer des projets un tant soit peu risqués. La participation de BPIFRANCE au financement du « Factory Lab », un intégrateur de technologies à disposition des PME que nous inaugurerons fin septembre sur le plateau de Saclay et dont le CEA est le principal opérateur, nous occupe depuis plus d'un an.