La productivité... ou la guerre !

Par Philippe Mabille  |   |  1140  mots
"La productivité permet d’augmenter la taille du gâteau économique", afin de "créer de plus larges parts pour chacun", a rappelé Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international (FMI).
Dans une étude publiée au début d'avril, le FMI tirait la sonnette d'alarme : la productivité est en berne dans le monde entier et, si rien n'est fait pour y remédier, la stabilité politique et sociale pourrait bien être menacée dans de nombreux pays. Mais où est donc passée la productivité, que l'on espérait voir revenir grâce à la révolution technologique ? Comment la rétablir ? Le principal défi, c'est d'investir dans l'éducation.

La productivité est un sujet très complexe. C'est pourtant une notion économique clef. Jean Fourastié relevait qu'elle est la seule notion économique qui soit admise « à la fois par les théories marxistes ou libérales ». Elle est définie comme le rapport, en volume, entre une production et les ressources mises en oeuvre pour l'obtenir. La productivité du travail, c'est la quantité de biens ou de services, obtenue pour chaque unité du facteur de production travail utilisée. La productivité du capital, c'est la production obtenue pour chaque unité de capital. Ce qui compte le plus, ce sont les gains de productivité, c'est-à-dire la différence entre deux mesures de la productivité, à deux dates données. On peut l'évaluer en valeur absolue, par exemple par travailleur, ou bien en valeur relative. La productivité est donc par nature une mesure « politique ». Toute la question est de savoir comment se distribuent les gains de productivité. Vont-ils aux salariés (hausses de salaires, primes, baisse de la durée du travail...), à l'entreprise (augmentation des fonds propres, autofinancement de l'investissement), aux actionnaires (dividendes ou rachat d'actions), aux clients (baisse des prix) ou à l'État (recettes fiscales) ?

Une question absente du débat présidentiel

Cette notion clef est mal et peu étudiée et reste largement absente du débat politique de la présidentielle, ou alors en creux. Les candidats à l'Élysée assènent beaucoup de chiffres pendant un débat présidentiel, manient beaucoup de ratios économiques plus ou moins abscons, comme la fameuse référence au plafond de déficit de 3% du PIB, alpha et oméga des politiques de rigueur. Mais bien peu s'intéressent à la productivité, qui est pourtant le nerf de la guerre. Car, à moins de promettre de raser gratis, on ne peut redistribuer que ce que l'on a produit. De même, on ne peut prélever de la richesse que si elle a été constatée auparavant. La productivité, c'est le signe de la bonne santé d'une économie, l'indice que celle-ci est sur le chemin d'une croissance saine. Problème, depuis des années, et surtout depuis la crise financière de 2008, la productivité a disparu. Le FMI vient d'ailleurs de lancer un avis de recherche.

Dans une note intitulée « La productivité dans le monde : autant en emportent les vents contraires », l'institution dirigée par la Française Christine Lagarde tire la sonnette d'alarme : le rapport avec les aventures de Scarlett O'Hara et Rhett Butler dans l'adaptation du film de Margaret Mitchell, c'est le retour du tragique dans l'histoire, avec le constat que la productivité, qui avait déjà chuté avant la crise financière à moins de 1%, a continué de s'effondrer pour tomber autour de 0,3% en moyenne dans les grandes économies développées.

« La croissance de la productivité est à long terme le facteur clef du niveau de vie des populations » : le 3 avril, devant l'American Enterprise Institute, Christine Lagarde a pris l'image du gâteau : « la productivité permet d'augmenter la taille du gâteau économique », l'objectif étant « de créer de plus larges parts pour chacun ».

Toute l'histoire économique et sociale est construite sur les gains de productivité, rappelle la directrice générale du FMI : ainsi, « pour vivre avec le salaire réel annuel d'un Américain de 1915 », il ne faut plus que « 17 semaines de travail pour un employé américain moyen ». Mais la machine s'est grippée. Plusieurs facteurs sont en cause : le vieillissement de la population, le ralentissement du commerce mondial, qui s'est accéléré depuis 2008, et l'héritage encore non résolu de la crise financière dans les économies majeures (essentiellement les réglementations qui ont été imposées au secteur bancaire). Le résultat, c'est une décennie perdue qui a affecté autant les pays développés que les pays émergents. Le FMI estime que si la productivité avait suivi le même rythme qu'avant la crise, le PIB mondial serait de 5 points de PIB supérieur à celui que l'on connaît aujourd'hui. Ce serait « l'équivalent de l'ajout d'un Japon de plus dans l'économie globale ».

Surtout, note Christine Lagarde, une nouvelle décennie de faible productivité serait une catastrophe pour notre niveau de vie et la stabilité de nos systèmes politiques et sociaux. On le voit d'ailleurs avec la révolte des classes moyennes, l'élection de Donald Trump, le Brexit et la montée de populismes en Europe et de l'islamisme radical dans les pays musulmans. La chute de la productivité n'explique pas tout, mais « sur le long terme, elle explique presque tout », comme l'a écrit Paul Krugman.

Pour restaurer la productivité, « nous devons prendre des mesures politiques fortes », souligne donc Christine Lagarde qui fait partie des techno-optimistes. Même si on ne voit toujours pas les effets de la révolution technologique sur la productivité, on ne peut pas en déduire que ce n'est pas le cas. Ce n'est pas parce qu'on ne sait pas mesurer l'impact de la révolution digitale qu'il n'y en a pas. C'est une productivité personnelle, domestique, qui n'apparaît pas dans les statistiques, pas encore. Il faut donc continuer à investir. Selon Christine Lagarde, le monde doit donc continuer de jouer à fond la carte de l'innovation, et pas seulement avec des financements privés, car les seules forces du marché ne suffiront pas à donner un effet de booster, mais avec de l'argent public (c'est bien la patronne du FMI qui parle !).

Du réseau Internet à haut débit jusqu'aux écrans tactiles ou à l'intelligence artificielle, la puissance publique doit impulser et mettre tout en oeuvre pour soutenir l'énergie entrepreneuriale et la R et D. Selon elle, les gouvernements doivent simplifier encore les contraintes administratives, investir massivement dans l'éducation et mettre en place des incitations fiscales pour soutenir la recherche. Pour Christine Lagarde, attendre l'intelligence artificielle pour relancer la productivité n'est « simplement pas une option ».

Effacer les séquelles de la crise

Résumons. Selon le FMI, pour rattraper la décennie perdue, et même un peu plus en termes de productivité, la recette est simple : les États vont devoir passer à la caisse et appuyer un plan massif de soutien à l'éducation, la formation, la recherche et à l'innovation. Selon certaines études, si les économies augmentent de 40 % leur investissement en R et D, leur PIB à long terme pourrait regagner 5 points de PIB, et donc effacer les séquelles de la crise. Le FMI met aussi en garde contre les recettes protectionnistes et délivre un satisfecit à l'Allemagne et sa politique d'accueil des migrants. À vrai dire, la décision politiquement difficile d'Angela Merkel a bien pour but de combler le gap démographique de son pays. Reste à l'accompagner d'un effort à la hauteur en termes d'éducation. Si elle y parvient, l'Allemagne aura réussi son entrée dans le XXIe siècle.